Faut-il souffrir pour être bon? Question posée ce week-end par un garçon de 10 ans à son père grièvement normal: «Si je n'ai pas un passé dur, comme mon pote afghan qui est super fort, est-ce que je peux vraiment réussir dans le foot?»
Le sport entretient cette idée un peu romantique selon laquelle les graines de champions, si elles sortent de milieux hostiles, sont plus fortes et plus robustes, comme les coureurs des hauts plateaux ou les basketteurs du ghetto – en oubliant négligemment les contre-exemples parfaits que sont Nadal ou Verstappen, entre autres compétiteurs acharnés, élevés dans l'insouciance d'une upper class respectable et aimante.
Lucas a 25 ans, Theo 23. Le premier occupe l'axe gauche de la défense du Bayern, le cadet arpente fougueusement l'aile... gauche de l’AC Milan. Tous deux cohabitent en équipe de France pour la première fois, cette semaine, à l'enseigne de la Ligue des nations (Espagne, Italie, Belgique, France).
Jusque-là, rien d'exceptionnel: La Nati a elle-même accueilli plusieurs fratries (Yakin, Degen). Mais l'histoire des frères Hernandez, sans verser dans le psyché de fin de soirée, est d'abord celle des enfants abandonniques.
Jean-François Hernandez, ancien joueur de Toulouse, Marseille et de l'Atlético Madrid, est de ces pères qui sont partis acheter des cigarettes et n'en ont trouvé qu'à des milliers de kilomètres, dans un bled tout aussi paumé qu'eux. Parti sans laisser d'adresse ni d'argent, juste des tonnes de regrets.
Ses anciens coéquipiers disent que «Jeff était un gars spécial, très indépendant», «un gaucher», naturellement...
Des touristes français l'ont rencontré à Kos Samui, Thaïlande, où il aurait ouvert un bar, mais on ne sait pas s'il y traine encore. On sait seulement que Lucas, l'aîné, a mal vécu la séparation:
Quand Jeff est parti avec une vedette de la télé, puis seulement avec la télé, Lucas, Theo et leur mère, Laurence, ont continué de vivre dans leur jolie villa de Madrid, avec piscine et balançoire, Mais Jeff avait des dettes et un huissier a tout emporté. Laurence Py raconte dans L'Equipe:
Il est facile d'imaginer les liens, mêmes invisibles, que les frères ont pu tisser avec le football. Laurence jure que c'est un pur hasard: ils s'agissait surtout d'occuper les garçons pendant le travail, de leur trouver «une activité prenante», une monomanie, pour qu'ils se dépensent, pour qu'ils oublient. Dans cette banlieue de Madrid qu'elle n'a jamais voulu quitter («peut-être par honte», avoue-t-elle à L'Equipe), elle organisait son temps de façon à ce que les garçons ne manquent jamais un entraînement, «jamais une seule séance» en quinze ans.
A chaque vacances d'été, ils partaient chez «papi, mamie et tonton Didou» en Franche-Comté, tandis que Laurence en «profitait pour travailler à fond comme esthéticienne: Je cumulais les heures, les pourboires pour être à 80% quand les enfants étaient là. Je ne partais pas en vacances».
Impossible de savoir dans quelle mesure les frères Hernandez se sont construits autour de cette double identité, celle d'une mère volontaire, farouchement optimiste, et d'un père égoïste. Mais comment croire au hasard lorsque deux petits garçons (deux gauchers) sont recrutés par l'Atlético Madrid, l'ancien club de leur père, au cours de la même journée, le premier après un test d'aptitudes (Theo), le second parce que ce jour-là, il n'y avait personne pour le garder et qu'en jouant au foot sur le terrain d'à côté, il a tapé dans l'oeil des entraîneurs (Lucas).
Pour autant, dans ses interviews, Laurence Py réfute toute forme de destinée ou de détresse sociale, n'étaient des fins de mois difficiles. Ses garçons, même, revendiquent une enfance heureuse, ce n'était pas l'Afghanistan ni la maison des Thénardiers, plutôt une famille fusionnelle qui continue de s'appeler chaque jour, qui continue de fêter chaque occasion, chaque bonheur futile, dans la nouvelle villa maternelle. Sans jouer sur les ressorts du misérabilisme triomphant, Lucas et Theo Hernandez concèdent sobrement qu'ils ont appris à se débrouiller seuls.
Ce constat est également ressorti d'une étude réalisée pendant la Coupe du monde 2018 où, des onze Brésiliens alignés au premier match, six n'ont pas grandi auprès de leur père biologique, qu'il soit décédé ou déserteur.
Le chiffre est conforme à la moyenne nationale (40% de famille sans père). Au Brésil, il y a même un nom pour les mères courages: Les «guerreiras», les battantes. Certains joueurs issus de la monoparentalité développent une forme de fragilité abandonnique, d'autres un sens des responsabilités extrême, comme un père intérieur qui guiderait leurs pas et les pousserai à faire mieux, toujours mieux, comme l'a expliqué Thiago Silva à la chaîne Globo.
Toutes les histoires ne sont pas intimement liées, encore moins les histoires de famille. Mais en conférence de presse, ce mardi, sous l'effet d'un sentiment subit d'accomplissement, les frères Hernandez n'ont pas totalement nié que, oui, ils avaient souffert pour être bons; un peu, beaucoup, secrètement.
Les pères qui, pour donner les meilleures chances de réussite à leurs enfants, seraient tentés de les envoyer en Afghanistan, ou d'y aller acheter leurs cigarettes, doivent aussi savoir que 43% des Brésiliens qui ont grandi sans tutelle paternelle ont sombré dans la délinquance.