Teint frais et mollets affûtés, Mathieu van der Poel est venu en personne annoncer son retrait du Tour de France, dimanche matin, alors qu'il restait encore deux semaines de course. Le champion belge, véritable star du peloton, a justifié sa décision par le fait qu'il souhaitait se préparer pour l'épreuve olympique de VTT, son grand objectif de la saison. Autrement dit: il avait mieux à faire que de se farcir des cols pendant 15 jours.
Tout le monde a trouvé ça normal, «merci l'artiste et à l'année prochaine», et c'est sans doute le genre de réaction qu'aurait souhaité Roger Federer cette saison quand il a annoncé son départ de Roland-Garros pour se concentrer sur Wimbledon. Le Bâlois a lui aussi quitté une grande compétition alors qu'il n'était pas blessé, mais son abandon a suscité des remarques acerbes, une partie du public lui reprochant un manque de respect envers les fans et l'organisation.
Beaucoup de commentaires / critiques sur federer et son forfait à Roland en vue de Wimbledon alors qu’il était pas forcément au top physiquement …mais van der Poel qui quitte le tour comme ça alors qu’il est au top physiquement c’est normal ?🤔🤔🤔
— Julien Benneteau (@julienbenneteau) July 4, 2021
Comment expliquer une telle différence de regard et de ressenti? Nous avons interrogé plusieurs organisateurs de courses cyclistes et de tournois de tennis. Tous défendent l'idée qu'un athlète a le droit de se retirer d'une épreuve s'il en émet le souhait, mais pas n'importe comment: il doit réussir sa sortie.
Federer l'aurait d'ailleurs manquée pour deux raisons. La première lui appartient, la seconde lui échappe.
«Roger a laissé entendre que Roland-Garros n'était pas assez important pour lui et qu'il préférait aller chez les Anglais, résume Benjamin Dracos, directeur du Elle Spirit Open de Montreux. Le public aurait préféré entendre de sa part qu'il était proche du point de rupture et ne pouvait pas poursuivre la compétition, au risque de se blesser.» Au lieu de quoi le Bâlois a posément expliqué qu'il ne souhaitait pas «aller trop vite dans le retour à la compétition». Une honnêteté presque contre-productive. «Certains se trouvent des problèmes à l'épaule ou dans la tête. Roger aurait pu se cacher derrière de fausses excuses mais il ne l'a pas fait», souligne René Stammbach, patron des Swiss Indoors de Bâle.
Il n'est pas rare que des cyclistes qui n'ont aucune chance de remporter le général démissionnent d'un Grand Tour entre deux étapes. «Cela arrive d'ailleurs souvent sur la Vuelta, que certains quittent pour aller préparer les Mondiaux», fait remarquer Richard Chassot, directeur du Tour de Romandie. En tennis en revanche, renoncer à une deuxième semaine de Majeur pour anticiper un tournoi futur est inconcevable. «Ça n'était encore jamais arrivé. C'est peut-être la nouveauté qui a choqué. Le public n'est pas habitué à ce type de comportement», songe René Stammbach.
La frontière est mince dans l'interprétation, car bon nombre de tennismen zappent chaque année des tournois pour en préparer d'autres. «Lendl avait aussi renoncé à Roland pour gagner Wimbledon, rembobine Dracos. Et quand Djokovic préfère une exhibition à Majorque plutôt qu'une semaine à Halle ou au Queen's, c'est aussi une forme de sélection. Un choix de riche dont seuls les grands champions bénéficient.»
Certains observateurs interprètent les choses différemment. Ils estiment que renoncer en pleine épreuve est un manque de respect envers l'histoire de la compétition. Olivier Senn (le boss du Tour de Suisse) n'est pas d'accord et explique pourquoi.
Le cyclisme a compris et intégré cette distribution des efforts. Les organisateurs sont très souples avec les stars du peloton. «Parfois, on sait même en avance qu'un coureur ne viendra que pour quelques étapes, avoue Senn. C'est arrivé sur le Tour de Suisse cette année. Alaphilippe nous a averti deux ou trois jours avant de quitter la course qu'il n'irait pas au bout, et ça n'a jamais été un problème pour nous. Il a donné son 100%, il a été très actif. C'est tout ce qui compte.»
Un point de règlement précise que si un coureur se retire d'une épreuve pour participer à une autre, il doit avoir l'autorisation des organisateurs qu'il vient de quitter. «En général, cela ne pose pas le moindre problème», assure Senn.
Une diplomatie inimaginable en tennis, un sport qui ne distingue pas les profils en cours d'épreuve (contrairement au vélo où des étapes sont faites pour les sprinteurs, les rouleurs ou les grimpeurs) et dans lequel il n'y a dès lors aucune raison objective de renoncer à ses chances entre deux jours de compétition. Surtout quand on est Rodgeur et qu'on est attendu depuis 18 mois.
Il y a beaucoup d'amour, mais un peu de défiance aussi. Le départ de «RF» a été interprété par certains comme du snobisme, dans un pays (la France) qui n'a pas toujours de représentants masculins en deuxième semaine. Or «si vous demandez à n'importe quel joueur du top 100 d'abandonner aux portes de la 2e semaine, il refuserait. Il irait même sur une jambe s'il le fallait, car c'est tellement d'efforts consentis pour en arriver là. Federer est une exception», glisse Julien Finckbeiner, organisateur du tournoi de Gstaad et du Ladies Open de Lausanne.
Le Bâlois est devenu une exception grâce à des efforts fournis durant plus de 20 ans. Il serait injuste de lui reprocher son statut maintenant qu'il en bénéficie. «De toute façon, ceux qui le critiquent sont ceux qui ne comprennent pas comment on se prépare pour une épreuve, et à quel point il est difficile de planifier une saison», tranche Olivier Senn. «Surtout cette saison», intervient Benjamin Dracos. «Roland ayant été déplacé, la transition entre la terre et l'herbe a été réduite.»
Le public observe ces changements de loin. Il attend des athlètes qu'ils aillent au bout d'eux-mêmes, s'affranchissent de leurs limites et fassent don de leurs corps à la science. Renoncer, c'est perdre, et il déteste la défaite de ceux qu'il aime. Mais peut-il pour autant en vouloir à ses champions?
Après tout, «chaque athlète a le droit d'abandonner pour une raison qu'il estime juste», insiste Julien Finckbeiner, avant de faire taire tous les détracteurs du Maître par cette vérité qui vaut pour toutes les disciplines: «Le compétiteur est seul face à son destin. Il sera jugé sur l'ensemble de sa carrière, et elle est courte.»