«Les Suisses dominent tellement que cela devient ennuyeux»
Bruno Kernen, vous avez mis un terme à votre carrière de skieur professionnel en 2007. Ce retour à la vie normale a-t-il été difficile?
Ma première réaction a été un grand ouf de soulagement. Durant une carrière, on se retrouve très souvent dans la cabine de départ, en sachant qu’on met sa santé en jeu. On est tendu, sous adrénaline, et soumis à une énorme pression. Alors on se surprend parfois à rêver du moment où tout cela s’arrêtera. Quand on m’a demandé juste après ma retraite, si le ski ne me manquait pas, j’ai toujours répondu «non». Mais avec le temps, de l'eau a coulé sous les ponts, et j’ai réalisé que le ski me manquait quand même. Notamment cette pression, cette montée d’adrénaline. Pour répondre à votre question: j’ai d’abord dû me retrouver après ma retraite.
Qu’avez-vous fait par la suite?
J’ai suivi diverses formations et occupé plusieurs postes, comme celui de Key Account Manager dans le secteur pharmaceutique. En 2022, je suis retourné dans le monde du ski. J’ai d’abord passé deux ans en tant que directeur général d’une manufacture dans les Grisons, et depuis plus d’un an, je suis Managing Director chez Toko (réd: un fabricant de farts).
Vous avez stoppé votre carrière à cause d’une blessure au genou. Comment allez-vous aujourd'hui?
J’ai subi 18 opérations au genou gauche et j’ai reçu une prothèse en 2020. Depuis, je vis totalement sans douleur. Comme je passe beaucoup de temps en montagne l’été et que je descends souvent à pied, j’ai une bonne musculature. Mais ces mouvements d’arrêt et de redémarrage, que je fais en jouant au unihockey pendant mon temps libre, je devrais normalement les éviter. J’espère que mon médecin ne tombera pas sur cette interview. (Rires)
Vous souvenez-vous du moment où vous avez annoncé votre retraite?
Oui, c’est la même chose à chaque fois qu’un sportif annonce sa retraite: dès que la décision est prise, un immense poids s’envole.
Est-ce que le retrait de la scène médiatique vous a pesé?
J’avais envisagé de devenir le successeur de Bernhard Russi pour commenter les courses de ski sur la SRF. Mais il a continué encore quelques années, et moi, je me suis peu à peu éloigné des feux de la rampe. Je me trompe peut-être, mais honnêtement, ça ne m’a posé aucun problème. Au contraire, j’apprécie d’être en retrait.
En quoi votre expérience de sportif professionnel influence-t-elle votre travail actuel en tant que directeur?
Je garde de ma carrière sportive la persévérance et l’ambition de poursuivre un objectif.
L’ambition se manifeste-t-elle aussi dans votre vie privée?
J’aime jouer au golf et je veux m’améliorer. Mais quand une balle part du mauvais côté, je ne suis pas du genre à lancer mon club par terre. Je me dis juste que c’est une bonne chose que je ne gagne pas ma vie avec ça (Rires). Je pense qu’il y a vraiment une différence entre le travail et la vie privée. Au travail, je suis ambitieux, probablement aussi compétitif. Mais en dehors, je suis plutôt quelqu’un de calme et détendu.
A quelle fréquence allez-vous encore skier aujourd’hui?
La saison dernière, j’ai passé environ 20 à 25 jours sur les skis, sachant que je pars souvent dans le Sud pendant les fêtes de fin d’année, car les pistes sont trop bondées à cette période.
Suivez-vous encore les courses?
Oui, et même si je suis un pur descendeur, ce que je préfère suivre aujourd’hui, c’est le slalom. D’abord parce que l’ordre de départ inversé en deuxième manche rend la course bien plus palpitante. Ensuite, parce que les Suisses dominent tellement la descente que cela devient presque ennuyeux. Ne vous méprenez pas: je me réjouis pour Odermatt, von Allmen et les autres. Mais à mon époque, on pouvait dépasser quelques bons Norvégiens ou Américains, sauf qu’il restait encore dix Autrichiens au départ, tous capables de gagner. Les Autrichiens dominaient autant que les Suisses aujourd’hui. Une telle suprématie finit toujours par tuer un peu le suspense.
Regardez-vous les courses à la télévision ou sur place?
Je vais chaque année aux courses du Lauberhorn à Wengen. Depuis ma retraite, un passage du parcours porte mon nom: le Kernen-S.
Y a-t-il des différences entre l’époque actuelle et celle à laquelle vous couriez?
Côté matériel, il y a bien eu quelques évolutions, mais pas de vraie révolution. Le règlement, en vitesse, n’a pas beaucoup changé non plus. Ce qui a le plus avancé, c’est vraiment la préparation des pistes et l’approche de l’entraînement. Nous nous entraînions aussi comme des fous et nous testions les méthodes les plus modernes, mais aujourd’hui, il y a plus de connaissances, mieux exploitées, ce qui fait une vraie différence.
En tant que spectateur, on a l’impression que les Suisses forment aujourd’hui une équipe plus soudée qu’à votre époque. Qu'en pensez-vous?
Oui, c’est juste. A mon époque, chacun cultivait un peu son propre jardin, nous étions plutôt des individualistes. Aujourd’hui, c’est une vraie équipe. Les athlètes s’apprécient, s’entraident, partagent de bons moments. C’est en grande partie dû à la continuité à la tête du collectif. Thomas Stauffer est entraîneur en chef depuis plus de dix ans. De notre côté, on avait sans cesse un nouveau coach – j’en ai connu neuf durant ma carrière. Et il n’y avait pas que la concurrence avec les Autrichiens. Il y avait des tensions en interne.
En tant que Bernois, vous avez sans doute un attachement particulier à Franjo von Allmen?
Oui, on ne peut qu’apprécier Franjo, rien que pour sa personnalité. Et en plus, il skie vraiment très bien. Mais je me réjouis tout autant quand Marco Odermatt ou Alexis Monney gagnent.
Auriez-vous préféré être athlète aujourd’hui plutôt qu’à l’époque où vous l’étiez?
Si l’on regarde en termes de succès, alors oui, j’aurais préféré courir aujourd’hui. Après le fiasco des Championnats du monde à Bormio, en 2005, où la Suisse n’a remporté aucune médaille et où je n’ai terminé qu’à la cinquième place, de nombreuses décisions importantes et surtout justes ont été prises. C’est grâce à ces choix que nous récoltons aujourd’hui des résultats.
Franz Heinzer, avec qui vous partagiez autrefois votre chambre, vit lui aussi dans le canton de Schwytz, où vous êtes désormais installé. Etes-vous en contact?
On se croise de temps en temps sur un terrain de golf.