C'est le risque de toutes les montagnes: qu'elles accouchent d'une souris (pour en savoir plus sur cette expression hyper tendance, cliquez ici). On l'avait un peu oublié avec le Ventoux, «où il se passe toujours quelque chose», selon le directeur du Tour de France Christian Prudhomme. Mais c'est arrivé ce mercredi: la 11e étape de la Grande Boucle, qui aurait pu fragiliser le leadership du maillot jaune Tadej Pogacar, a fait miauler les chats.
On ne s'est pas embêté comme en 2009, quand les favoris ont rentré les griffes pour se neutraliser, parce que Wout van Aert (le vainqueur) a réalisé une superbe échappée, et parce que Jonas Vingegaard a osé attaquer Pogacar dans le Ventoux.
Une offensive audacieuse dont il ne reste rien à l'arrivée: le maillot jaune a même creusé son avance au général, puisque le pauvre Ben O'Connor est «passé par la fenêtre» (une autre expression hyper tendance).
Le «Géant de Provence» n'a pas étiré sa légende cet après-midi, mais il reste un lieu à part, un monument de la plus grande course cycliste, où se sont noués les drames et les exploits.
C'est l'évènement le plus tragique du mont Chauve (un autre des surnoms du Ventoux) et l'un des plus sombres du Tour de France. Le 13 juillet 1967, Tom Simpson est foudroyé à 1,5 km de l'arrivée, victime tout à la fois de la chaleur, de l’effort physique intense et de la prise de substances dopantes. Il décédera à l'hôpital d'Avignon d'un collapsus cardiaque.
Une stèle est érigée à l'endroit même où le Britannique a senti son destin basculer.
C'était il y a cinq ans, et Christian Prudhomme n'a pas oublié. «C’est ma plus grande stupeur depuis que je suis directeur du Tour. Je sors de la voiture, alors que De Gendt a gagné l’étape, et je vois sur les écrans géants Froome à pied. Je ne comprends rien, je suis sidéré.» Le maillot jaune vient de briser sa monture en percutant une moto. Il attend un vélo de rechange, qui ne vient pas. Il décide de poursuivre son ascension en courant, dans ce qui restera une image indélébile de la Grande Boucle. Le jury de l'épreuve prend la décision de conserver les écarts entre les coureurs au moment de l'accident, et «Froomey» reste en tête du général.
Nous sommes en 1955, le soleil écrase la montagne, et Ferdi Kubler ses pédales. Le Suisse attaque le Ventoux à une allure si impressionnante que Raphaël Geminiani se porte à sa hauteur pour le prévenir du danger: «Attention Ferdi, le Ventoux n'est pas un col comme les autres.» Réplique culte de Kubler: «Ferdi non plus, pas comme les autres. Ferdi grand champion.»
Le Zurichois de 36 ans abandonnera une quinzaine de minutes plus tard, hagard, et avouera sa défaite le soir-même: «Ferdi est trop vieux. Il a mal. Ferdi s'est tué! Ferdi s'est tué dans le Ventoux!»
Trois ans après la mort de Simpson, Merckx fait face à une sorte d'injonction de l'histoire: il doit marquer le Ventoux. Le «Cannibale» s'envole à neuf bornes du sommet et file vers la victoire, sans manquer de retirer sa casquette devant la stèle commémorant le décès de son ancien coéquipier.
Mais une fois la ligne franchie, le grand Eddy Merckx est en dette d'oxygène. Il bascule dans les bras d'un voisin. On lui plaque d'urgence un masque à oxygène sur le visage. «Au-delà du physique, c'est le mental qui a joué: Merckx a pris peur», nous dira un confrère de L'Equipe bien des années plus tard, soulignant à quel point le Ventoux effraie le peloton.
Le Français avait un plan: attaquer le «Géant de Provence» pour désarçonner Felice Gimondi. Ça marche à moitié: «Poupou» remporte l'étape, mais même livide, épuisé et à bout de souffle, Gimondi parvient à sauver son maillot jaune pour 34 secondes.
Quelques jours plus tard, Gimondi remportera la Grande Boucle devant l'éternel deuxième.