La Suisse a «un retard» qui prétérite ses chances aux JO
Aux Jeux d’hiver de Milan 2026, le docteur Hanspeter Betschart (40 ans) assumera pour la deuxième fois la fonction de Chief Medical Officer de Swiss Olympic, autrement dit le chef médical de la délégation suisse.
Il a succédé à Patrik Noack (51 ans), qui a officié lors de huit éditions des Jeux olympiques. Les deux médecins du sport, très actifs auprès des athlètes du pays, nous parlent des enjeux de leur métier et de l'importance du suivi médical lors des prochains JO d'hiver de Milan-Cortina (6 au 22 février 2026), domaine dans lequel la Suisse accuse un certain retard.
D’abord une question sournoise: quels sportifs sont les plus douillets?
Patrik Noack: (Rires)
On va la poser autrement: dans quelles disciplines avez-vous le plus de travail?
Noack: Sans doute dans les sports à «fort impact» comme le hockey sur glace ou dans les sports «à haute vitesse» comme le ski alpin ou le skicross. Selon les conditions, il y a aussi beaucoup à faire chez les fondeurs, comme à Pyeongchang en 2018, où il faisait si froid que des troubles des voies respiratoires étaient apparus.
Hanspeter Betschart: Pour le spectateur, un freestyler victime d’une blessure au genou paraît bien plus dramatique qu’une fondeuse qui se réveille le matin avec une légère irritation dans la gorge. En termes de chances de médaille, les deux peuvent pourtant être tout aussi graves. L’essentiel est qu’un médecin olympique soit là pour prendre l’un comme l’autre au sérieux et évaluer correctement. Si tu ne peux aider qu’en cas de fractures, tu n’as rien à faire là. Parfois, les cas sont plus complexes.
Noack: Pour ne citer qu’un petit exemple: l’été à Tokyo, les climatiseurs ont fait grand bruit. D’un côté, ils favorisent les infections; de l’autre, la qualité du sommeil est nettement meilleure lorsque la pièce est rafraîchie. Il fallait donc presque une consultation personnalisée pour chacune et chacun. Ou encore, il y a celui qui sort de la douche et n’entend plus rien à cause d’un bouchon d’oreille qui doit être retiré. Ou la lessive de l’hôtel qui provoque une éruption cutanée.
Docteur Betschart, vous avez été autrefois médecin du FC Saint-Gall et vous suivez par exemple le SC Brühl. Repartons sur ce cliché: les footballeurs sont-ils plus douillets que d’autres sportifs, par exemple des cyclistes professionnels?
Betschart: Non. J’ai beaucoup de respect pour les footballeurs: trois matchs en sept jours, ce sont d’énormes charges. Et ce n’est pas vraiment comparable au coureur du Tour de France, qui monte certes sur son vélo chaque jour, mais ne dispute aucun duel. Mais, évidemment, il existe de grandes différences d’une personne à l’autre. Comme dans la société en général. Le paysan de montagne va moins vite chez le médecin que le citadin.
Noack: De manière générale, le problème ne vient pas de sportifs prétendument douillets, mais plutôt de ceux qui ne se signalent pas, ou trop tard.
Par exemple?
Betschart: Un fondeur qui se dit «Ça va aller», alors qu’il ne se sent pas très bien, peut ensuite manquer la moitié de la saison, selon les cas. Nous éduquons plutôt les athlètes à se manifester aux premiers signes d’un souci.
Cela ne mène à rien et met la santé des sportifs en danger.
Avez-vous déjà dû dire: pourquoi ne t’es-tu pas manifesté plus tôt?
Noack: Souvent. Un exemple d’une époque où les athlètes notaient encore leur fréquence cardiaque au repos sur du papier millimétré: un fondeur documentait un surentraînement manifeste sur plusieurs semaines, mais ne venait pas me voir. Il avait ignoré tous les signaux d’alerte. Même le questionnaire de son psychologue du sport était une catastrophe. Mais il était en fin de carrière et voulait encore tout donner.
Les JO de Milan-Cortina approchent. Quelles sont vos tâches pour le moment?
Betschart: Concernant ces Jeux d’hiver 2026, il reste encore énormément de points à clarifier. Sur le plan organisationnel, l’Italie est en retard. S’y ajoute la difficulté que tout soit très décentralisé, que les sites de compétition soient très éloignés les uns des autres, de Milan à Cortina, Bormio ou Livigno.
Pourquoi est-ce que ça pose des problèmes?
Betschart: Il y a, par exemple, davantage d’hôpitaux impliqués que d’habitude. Où y a-t-il des IRM? Où trouvons-nous quelles infrastructures? Quel personnel envoyons-nous où? Tout cela est plus compliqué qu’à Pékin ou Pyeongchang, où les distances étaient plus courtes. En revanche, la proximité avec la Suisse est un avantage.
Vous êtes déjà très sollicités par les sportifs suisses, qui vous assaillent de questions?
Betschart: Non, mais il y a déjà du travail à faire. Pour l’instant, il s’agit surtout d’éviter les infections. Nous émettons des recommandations pour les vaccinations contre le Covid et la grippe, définissons avec les entraîneurs la bonne fenêtre temporelle. Ensuite, il faut mettre à jour les mesures à prendre pour éviter les infections.
Nous voulons maintenir beaucoup de choses, même si la sensibilisation était plus facile à l’époque du Covid. Si les membres du personnel pensent qu’ils peuvent encore aller au pub à Predazzo le soir, ça ne fonctionne pas. (Rires)
Docteur Noack, vous avez quitté votre poste de médecin-chef de la délégation olympique il y a deux ans, mais vous restez impliqué. Vous vivrez Milan-Cortina 2026 à la maison. Le frisson ne vous manque-t-il pas? Noack: Non. J’ai accompagné l’équipe suisse lors de huit Jeux olympiques, à partir de Pékin 2008. Les deux «Jeux Covid» à Tokyo en 2021 et Pékin 2022 m’ont suffi. Et avec Hanspeter (Betschart), un collègue était déjà prêt pour Paris 2024, présent depuis longtemps.
Mais vous continuez tout de même à aider?
Noack: Je reste membre de l’équipe médicale; en tant que «health performance officer», je dirige la task-force qui traite de sujets comme la nutrition sportive, la psychologie du sport, les sciences de l’entraînement, et cela aussi indépendamment des Jeux olympiques. Nous entretenons des échanges réguliers avec d’autres nations: Suède, Norvège, Pays-Bas, Belgique, Brésil.
Et vous apprenez quoi grâce à ces échanges?
Noack: Que les autres aussi ne font pas de miracles. Mais on se demande évidemment si, par exemple, les Norvégiens n’ont pas quelque chose en réserve qu’ils ne veulent pas dire. (Rires)
Betschart: C'est vrai qu’on aimerait bien savoir plus précisément quelles approches les Norvégiens utilisent dans les disciplines nordiques. Mais les échanges lors de ces rencontres deviennent de plus en plus ouverts, la coopération médicale internationale a pris de l’élan, il n’y a plus de logique de clocher: l’athlète est au centre.
Noack: Les Pays-Bas et la Norvège sont les exemples extrêmes. En Norvège, le centre national «Olympiatoppen» est géré par l’Etat; aux Pays-Bas, celui de Papendal, dispose de plusieurs médecins du sport employés à plein temps. Alors que nous, les Suisses, nos engagements se font souvent en parallèle de nos activités.
Cette différence de gestion, c'est une question de mentalité?
Noack: Une question de mentalité, étatique. Notre système fédéraliste ne simplifie rien. A l’Olympiatoppen, l’athlète de haut niveau bénéficie très tôt d’un suivi médical unifié: nutrition, psychologie, physiologie.
Betschart: Si je veux lancer chez Swiss Ski un projet de prophylaxie contre les infections, je me retrouve en concurrence avec un projet visant à obtenir des skis plus rapides. Mais voilà: Swiss Olympic a les mains liées tant que davantage de fonds publics ne sont pas injectés. On ne peut pas renforcer la médecine tout en supprimant des postes ailleurs.
Noack: Le fédéralisme se voit aussi dans le fait que les fédérations sportives disposent de beaucoup de liberté budgétaire. Pendant un temps, les paiements de Swiss Olympic aux fédérations étaient affectés: mille francs pour la psychologie du sport, mille pour la nutrition, etc. Mais cela a conduit à une bureaucratie de tickets de caisse, il fallait vérifier les justificatifs – et cela a été supprimé.
D’autres nations sont plus strictement organisées.
Mais, en athlétisme, par exemple, la Suisse a énormément rattrapé d’autres nations.
Betschart: C’est exact. Il y a eu un boom. De plus, les athlètes d’élite profitent aussi du fait que les équipementiers fournissent eux-mêmes des ressources médicales; des entreprises comme Puma, Nike ou On veulent également décrocher leurs médailles. Cela réduit fondamentalement l’écart avec d’autres nations. Mais même là, il y a encore beaucoup de potentiel médical.
Noack: Une analyse après les Jeux d’été à Paris a montré que nous accusons un retard en matière de nutrition sportive, toutes disciplines confondues. Nous répétions constamment que nous avions besoin d’un bon coaching nutritionnel et que cela devait avoir une valeur pour nous. Nous avons atteint nos limites. D’autres nations sont plus avancées.
En matière de nutrition, chaque athlète d’élite n’est-il pas de toute façon bien formé?
Noack: Ce n’est pas si simple. Prenez, par exemple, l’apport en glucides. Il se situe habituellement autour de 60 grammes par heure; le cycliste professionnel Stefan Küng l’a porté à 150. Mais cela doit être entraîné de manière cohérente et encadrée. Même chez un sportif de haut niveau, donner simplement une fiche d’information ne suffit pas.
Vous êtes aussi des fans et êtes en première ligne pour fêter les médailles avec les athlètes?
Betschart: Toujours en première ligne! (Rires) Non, mais l’affinité pour le sport est évidemment immense, sinon, nous ne serions pas devenus médecins du sport. Nous vibrons avec les athlètes, mais restons en retrait. C’est plutôt une immense joie pour l’athlète quand tout fonctionne.
Noack: Lorsque Ditaji Kambundji a remporté l’or aux Mondiaux d’athlétisme, tout le staff a attendu jusqu’à une heure et demie du matin qu’elle arrive à l’hôtel pour fêter. J’en étais évidemment. Il n’est pas question qu’une championne du monde rentre et que tout le monde dorme.
Betschart: Lorsque des gens m’ont vu sur des photos de fête à Paris, ils m’ont demandé: «Tu as passé de belles vacances?» Je considère ces moments comme une récompense. C’est un privilège d’être présent. Je trouve particulièrement marquants les moments calmes lors des contrôles antidopage, quand l’effervescence est loin, qu’on peut échanger tranquillement quelques phrases avec l’athlète – en cas de succès ou d’échec.
Il existe des disciplines qui ne donnent quasiment pas de travail médical?
Betschart: Non, nous avons affaire à tous les athlètes olympiques. Et nous sommes, bien sûr, préparés à toutes les disciplines. Nous devons aussi savoir, par exemple, qu’en judo, on ne continue pas à combattre avec une plaie qui saigne. Nous avons, certes, des affinités plus grandes avec certaines disciplines, mais nous nous intéressons à toutes.
Noack: Et si je ne m’y connais pas dans un domaine, une recherche rapide sur Google aide bien. Sinon, cela peut devenir gênant. J’ai déjà vu un physiothérapeute demander à une athlète: «Et, quel sport pratiques-tu?» Devant lui se tenait Mujinga Kambundji.
Adaptation en français: Yoann Graber
