Alain Geiger (62 ans) vit actuellement la meilleure période de sa carrière d'entraîneur, qu'il a commencée en 1997. L'ancien défenseur international nous a reçu dans une loge du Stade de Genève, une enceinte qu'il fréquente depuis 2018 comme coach du Servette FC et où il a fêté la promotion en Super League en 2019.
Servette est deuxième et vient de disputer un choc au sommet contre YB. Aviez-vous imaginé un tel scénario avant le début de saison?
Non, on n'avait pas pensé à une telle chose. C'est merveilleux que les choses se soient passées comme ça. Mais la saison est encore longue. Le fait qu'on soit maintenant deuxièmes montre à quel point on a bien travaillé. J'en suis à ma cinquième saison ici, on a créé une bonne ambiance au sein du club: le conseil d'administration, l'équipe d'entraîneurs, les joueurs et les spectateurs tirent tous à la même corde.
Servette a la deuxième meilleure défense et joue de manière plus pragmatique.
Oui, on a amélioré notre comportement défensif. C'est devenu meilleur que la saison dernière, on est plus compacts.
Qu'avez-vous adapté?
C'est surtout grâce aux joueurs, qui connaissent maintenant encore mieux les adversaires et leurs coéquipiers. Vous savez, il faut six mois à un joueur pour qu'il s'intègre vraiment dans un club, pour qu'il soit mentalement là. Il doit apprendre à connaître le championnat, ses coéquipiers, il a besoin de trouver un logement. Dans le football, tout prend du temps, à moins que l'on puisse faire venir les meilleurs joueurs. Mais nous, on ne peut pas le faire.
C'était différent dans le passé: Servette était un grand club en Suisse. Vous l'avez vécu en tant que joueur dans les années 1980. Vous voyez le club de nouveau au sommet bientôt?
Eh bien, notre vision, c'est de ne plus faire ce qu'on a fait pendant 20 ans: devoir se battre contre la faillite, avoir la vie dure. Maintenant, la vision, c'est d'être prudent. On ne peut plus faire venir des stars de Suisse allemande, pas d'Andy Egli, pas de Heinz Herrmann, pas d'Alex Frei.
C'est pourquoi on doit aussi retourner en Europe, participer à la Ligue des champions
Attendez, vous voulez aller en Ligue des champions?
C'est un rêve. Pour l'instant, on n'a pas le potentiel pour le faire. Actuellement, on a besoin de stabilité. Il s'agit d'abord de toujours recevoir son salaire, ce que je n'ai pas toujours connu dans ma carrière. Ensuite, on peut travailler. Et on a déjà réussi à faire en sorte qu'à Genève, il y ait à nouveau plus de gens qui portent le maillot de Servette que lorsque j'ai commencé mon mandat.
Mais le Stade de Genève n'est jamais plein.
Bien sûr, on n'a pas l'euphorie de Lucerne ou de Saint-Gall. Mais ici, c'est un peu comme à Zurich. Genève est une ville internationale. Il y a beaucoup d'activités différentes, alors les gens ne veulent que le meilleur. Et on ne l'est pas encore.
Comment était Alain Geiger quand il était jeune footballeur?
Sur le terrain, j'étais agressif, roublard. Mais pas avec la bouche. Quand on arrive dans une équipe en tant que jeune joueur, c'est comme dans une meute de loups: le jeune doit s'établir. J'ai été intelligent, je me suis tout de suite accroché aux anciens joueurs, je suis sorti avec eux. Aujourd'hui, les jeunes ont tendance à rester entre eux.
Ça fait maintenant 174 matchs que vous entraînez Servette...
... c'est un record, non?
On parle de votre carrière...
... ce serait le cas pour de nombreux entraîneurs! (rires)
Avant d'arriver à Genève, il vous a fallu onze clubs pour atteindre votre record de 162 matchs. Vous avez surtout été entraîneur en Afrique du Nord, parfois pour quelques matchs seulement. Comment avez-vous atterri là-bas?
C'était une situation particulière à l'époque. J'étais directeur sportif de Xamax, où j'avais déjà travaillé trois fois comme entraîneur. Le président est venu me voir et m'a dit que je devais reprendre le poste d'entraîneur, à titre intérimaire. Mais je ne voulais plus le faire. Il m'a alors dit: «Entraîneur ou rien». Je suis donc parti.
Et puis, vous avez vécu plein de choses.
Vous savez, l'entraîneur serbe Ilija Petkovic m'a dit un jour que dans notre métier, il faut toujours être assis sur ses valises pas encore défaites. Et en Afrique, j'ai appris ce que ça signifie. On arrive et on doit repartir après trois matchs. Ce qui a été convenu un jour n'est plus valable le lendemain. En tant qu'entraîneur, on est un artiste, on danse sur un fil, très haut dans les airs, et il n'y a absolument aucune garantie. Le contrat n'est soudainement plus valable et personne ne vous aide, pas même la Fifa.
Vous est-il souvent arrivé de ne pas être payé?
A l'étranger, il faut être sa propre banque, je l'ai appris rapidement. Tout peut changer très vite. En Algérie, où j'ai entraîné plusieurs équipes, le système monétaire était chaotique. En fait, il n'existait même pas. Quand on gagnait de l'argent, il fallait le ramener rapidement chez soi.
Vous avez pris l'avion avec des valises de billets?
Si vous laissez l'argent là-bas, vous risquez de ne plus rien avoir à la fin de l'année. Mais vous savez, ce n'est pas seulement une question d'argent, c'est une question d'aventure.
Avez-vous toujours aimé l'aventure ou avez-vous dû apprendre à l'aimer?
Être entraîneur, c'est toujours une aventure, et j'aime l'aventure. Je pense qu'il me manquerait quelque chose si je n'étais pas allé à l'étranger. Je suis allé au Maroc, en Algérie, en Arabie saoudite, j'étais en Égypte pendant le printemps arabe.
Quand Moubarak, le dictateur, a été renversé. Comment avez-vous vécu cette période?
Qu'est-ce que je peux dire... C'était compliqué. Il y avait des militaires partout, j'ai vu des tanks, des fusils, tout. J'étais dans la ville de Port Saïd, au bord de la mer Méditerranée, et j'essayais de partir. J'ai appelé l'ambassade suisse. Ils m'ont dit que ce n'était pas leur problème.
Et malgré tout, vous êtes resté six ans à l'étranger.
Au final, ce ne sont pas les titres de champion ou les billets de banque qui restent. Ce sont les rencontres avec les gens, avec d'autres pays, et les histoires que l'on y vit.
Comment?
Pendant un certain temps, j'avais toujours 100 euros sur moi dans la rue, que je distribuais ensuite. Mais j'ai dû arrêter parce que tout le monde voulait quelque chose. En Afrique du Nord, on est davantage qu'un simple entraîneur.
C'est-à-dire?
Chaque club y représente sa région, l'armée, et en tant qu'entraîneur, on est traité comme un ministre. On vous déroule le tapis rouge, vous ne payez pas le taxi, on vous reconnaît à l'aéroport. Au contraire, quand j'arrivais à Zurich, ça n'intéressait personne.
Vous avez cherché la notoriété?
Non, mais j'ai été surpris de constater qu'au cours de mes six années à l'étranger, un seul journaliste suisse s'est intéressé à moi.
À un moment donné, vous avez voulu rentrer.
Oui, après six ans, j'en ai eu assez. Je voulais à nouveau travailler dans un environnement structuré, cotiser à la caisse de pension, le premier pilier, deuxième pilier, troisième pilier, vous savez, comme un Suisse normal. Sinon, j'aurais fini par devenir pauvre.
Vous êtes revenu en Suisse en 2016 et avez dû attendre deux ans avant de trouver un emploi, que vous avez obtenu vous-même en postulant à Servette.
A l'époque, je n'avais pas la pression de devoir travailler tout de suite. Dans ce métier, c'est important de faire une pause de temps en temps pour se reposer et faire le plein d'énergie. Je suis professionnel depuis l'âge de 17 ans et j'ai appris une chose: il y a toujours une porte qui s'ouvre quelque part.
Vous êtes-vous entre-temps débarrassé de l'image de loser que vous avez évoquée dans notre pays ?
Oui, grâce à Servette.
Avec le recul, feriez-vous quelque chose de différent dans votre carrière?
Je n'aurais pas dû passer d'Aarau à GC. A l'époque, je voulais passer trop vite à l'étape suivante. Si j'ai appris quelque chose, c'est qu'il ne faut pas aller trop vite. L'être humain évolue lentement.
A 62 ans, vous êtes l'entraîneur le plus âgé de Super League et, avec Peter Zeidler à Saint-Gall, le plus ancien. Vous commencez à penser à la retraite?
Ça me fait penser: je dois encore fêter mes 60 ans, parce que j'étais au lit avec le Covid! (rires) Je ne pense pas à arrêter. Je me sens jeune et je suis au zénith en tant qu'entraîneur, je n'ai jamais été aussi bon qu'aujourd'hui. Mais au final, il faut toujours un club qui te veuille. Et je sais que mes chances diminuent avec l'âge.
Y a-t-il des choses que vous faisiez avant et que vous ne faites plus aujourd'hui?
J'étais dur avec les médias, les collaborateurs ou les supérieurs lorsque j'avais l'impression que mon travail était entravé. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus détendu.
En ce qui concerne le contenu de l'entraînement, tout le monde fait la même chose. Au début de ma carrière d'entraîneur, je pensais encore trop comme un joueur.
Le football suisse a toujours été marqué par des époques. Quand vous étiez joueur, GC a remporté une grande partie des titres, puis Bâle, et maintenant YB. Y aura-t-il un nouveau dominateur un jour?
Je n'en doute pas. Bâle a profité du mécénat de Gigi Oeri, YB de celui des frères Rihs. Actuellement, ils ont un avantage financier grâce à la Ligue des champions. Mais Servette aussi sera à nouveau champion un jour, il n'y a aucune crainte à avoir. Actuellement, l'argent nous manque. Mais on voit bien que les investisseurs injectent de l'argent dans les clubs suisses. Et l'argent apporte un jour des titres. Mais c'est aussi important de ne pas perdre l'identité régionale. Si un Chinois joue en défense à GC, ça n'amène pas autant au supporter que si c'est un junior formé au club. C'est pourquoi je considère que Servette est sur une bien meilleure voie que d'autres.
Vous dites que vous êtes à votre zénith. Le poste de sélectionneur national vous tenterait-il?
Ce serait certainement passionnant. Mais pour l'instant, on a un bon entraîneur en la personne de Murat Yakin.
Avez-vous eu des contacts avec des responsables de l'équipe nationale cet été, lorsque la fédération cherchait un successeur à Vladimir Petkovic?
Non, personne ne m'a demandé. Mais je ne m'y attendais pas non plus. Mais qui sait ce que l'avenir nous réserve? En fait, je voulais déjà devenir sélectionneur national quand je suis parti en Afrique.
Pourquoi ça n'a pas marché?
Parce que je suis Suisse. Les Français ou les Hollandais ont un bien meilleur statut en Afrique.
Vous n'avez pas d'agent qui s'occupe de faire votre promotion?
Non, je n'ai pas besoin de ça. Je n'ai jamais cherché à faire carrière et je n'aime pas faire du lobbying. C'est là que le Valaisan qui sommeille en moi s'exprime, préférant explorer soi-même jusqu'aux frontières. Mais actuellement, il faudrait déjà une bonne offre pour que je pense à une équipe nationale. J'ai un travail et une équipe qui me font très plaisir.
Vous regarderez la Coupe du monde au Qatar?
Oui, mais seulement si le football est bon. Sinon, j'éteins.
Est-ce acceptable, pour vous, que la Coupe du monde se déroule dans un pays qui ne respecte pas les droits de l'Homme ?
Je pense que le Qatar a aussi le droit d'accueillir des compétitions s'il est capable de bien les organiser. Pourquoi pas. Je ne veux pas me prononcer sur la politique.
En 1995, la Nati a protesté contre les essais nucléaires français avec une banderole «Stop it Chirac». Vous étiez alors capitaine...
... c'était un accident. En fait, on avait décidé au sein de l'équipe de ne pas protester. Mais une minorité autour d'Andy Egli et d'Alain Sutter a soudainement sorti la banderole juste avant le coup d'envoi, et on l'avait déjà en main. Plus personne ne pouvait réagir. Une erreur.
Les footballeurs ne devraient-ils pas s'exprimer politiquement?
Non, sinon ça devient compliqué. On devrait simplement accepter des opinions différentes.
En 1994, la Suisse s'est qualifiée pour la première fois depuis 28 ans pour une Coupe du monde. Comment voyez-vous l'évolution de la Nati depuis?
On était les pionniers à l'époque. Sous Uli Stielike, les choses allaient déjà mieux, puis Roy Hodgson nous a monté à un autre niveau sur le plan tactique. Avec une ligne claire et une bonne communication, il a réussi à réunir les Romands, les Tessinois et les Alémaniques. C'est comme ça que la Suisse s'est débarrassée de son complexe d'infériorité. On a réussi à participer à ce Mondial et, ensuite, des sponsors comme le Credit Suisse sont arrivés. La fédération avait soudain de l'argent et pouvait faire avancer le développement. On en profite encore aujourd'hui.
Avec 112 sélections, vous êtes le deuxième joueur le plus capé de l'histoire de la Nati. Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri vont sans doute bientôt vous rattraper. Ça vous titille?
Pas du tout. Mon père m'a appris que seule la première place comptait. Alors Heinz Herrmann, le recordman, doit peut-être s'inquiéter. Mais moi, ça m'est égal.
On est désormais habitué à ce que la Suisse joue la Coupe du monde ou l'Euro. Qu'est-ce qui est possible pour elle au Qatar?
Le problème de la Suisse, c'est la profondeur de son effectif. On a une très bonne équipe, mais quand des joueurs clés sont absents, on a des problèmes.
En raison de cette surcharge de travail, il est clair pour moi que la fraîcheur et le niveau d'énergie seront déterminants pour cette Coupe du monde.
Adaptation en français: Yoann Graber