Depuis qu’un certain «Saint Boy» s’est cabré devant son destin olympique, qu’il a ployé sous les bruits de bottes et les sanglots d’une cavalière en transe, l’idée se répand que le cheval est lié à l’homme par un rapport de soumission obscène, un rapport qui commence dans la paille et s’achève dans l’assiette.
Il y a cette opinion communément admise, chez les «antis» de tous poils, que le cheval reçoit la selle comme un joug et le cavalier comme un maître SM. Les mouvements animalistes disent que ces barbaries doivent cesser (lire ci-dessous).
Peut-être est-ce le syndrome de Stockholm mais la plupart des chevaux de compétition donnent régulièrement de tout autres signaux. Pour mieux comprendre, il faut avoir vu «Pot-de-Miel», champion de cross-country dans les années 90, traverser les écuries la tête haute, en toisant ses collègues un à un, les lendemains de victoire; et trainer les sabots avec une gueule de débourré quand ça s'était mal passé.
Il faut entendre le jockey irlandais Kieran O’Neill expliquer qu’«on peut pousser un cheval dans le van pour aller aux courses, mais on ne peut pas le porter jusqu’au poteau d’arrivée».
Est-ce réduire un animal à l'esclavage que de le soumettre à sa volonté? Tout est question de perception, de philosophie, d'époque (surtout). Il fut un temps où le cheval était considéré comme la plus noble conquête de l’homme, bien avant les rendez-vous Tinder et les voyages dans l'espace. De nombreuses personnes semblent penser aujourd’hui qu’avec les chevaux, tous les hommes sont des salauds.
Ce n’est pourtant pas l’impression laissée par le plus bourru d’entre eux, John Whitaker, dans une interview au Temps:
Pour remonter aux origines de la conquête équine, nous avons appelé Isabel Balitzer-Domon, éleveuse de chevaux de sport et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. La spécialiste nous a dit ses quatre vérités:
Face aux récriminations de la nomenclature animalière, Isabel Balitzer-Domon s’avoue désemparée: «C’est une telle évidence qu’on ne peut pas obliger un cheval à sauter que je ne saurais argumenter.» Et de conclure: «Bien sûr que certains chevaux sont trop timides pour la compétition, que certains n’y prennent pas de plaisir, et que d'autres, victimes de leur tempérament généreux, sont dégoûtés par des cavaliers qui les poussent trop loin, trop tôt. Mais ces chevaux-là ne durent pas dans le métier.»
De la prédisposition à la carrière, cap sur les écuries de Gerhard Etter, septante ans d'élevage et de concours. Nous l'avions rencontré pour aborder la question centrale du fighting spirit: pourquoi certains chevaux percent-ils et d’autres pas?
Il n’en reste pas moins que le niveau international impose à ses éléments une vie contre-nature, une vie de tennisman, de pilote automobile ou de patachon, loin de la maison et des soirées fourrages avec les copains. Nous en avions parlé avec Pierre-Alain Glatt, vétérinaire du CHI Genève:
Le milieu foisonne de ces histoires de champions hors normes, dont le caractère souvent difficile, parfois introverti, n’a d'égal que l'esprit compétiteur.
«Calvaro V», véritable people alémanique, redoutait les applaudissements, une phobie qui s'accommodait mal d'un tel degré de notoriété. Il était trop massif, trop lent, il ne tirait aucun avantage de ses succès, hormis les carottes que ses admirateurs lui envoyaient par la poste. Mais plus l'événement était grand, plus il était à la hauteur, plus il sautait avec une espèce d'allégresse - médaillé d’argent aux Jeux de Sydney, entres autres titres majeurs.
Habituée à côtoyer la crème de Chantilly, «Zarkava» est devenue l'une des rares pouliches à remporter l'Arc de Triomphe, septième victoire en sept courses, foulée leste, presque altière, conçue pour ne pas abîmer les pelouses. Elle était la préférée de Monseigneur (son altesse l'Aga khan, grand propriétaire de chevaux), elle gagnait sans un coup de cravache, parce qu’elle n’en avait pas besoin et parce qu’elle semblait considérer que ces vilaines manières saliraient sa robe.
L’entraîneur Arnaud Chaillé-Chaillé raconte qu’à partir du moment où il a gagné des groupes I, «Mid Dancer» a réclamé beaucoup d'attention, de séances UV et de promenades en main, car il exigeait d’être traité comme une vedette. Gaëtan Gilles, qui l’avait initié à la compétition, témoigne dans Jour de Galop:
«Mid Dancer» a remporté trois grand steeple-chase de Paris. Il est mort à l’âge canonique (pour un cheval qui a mené grand train) de 17 ans, dont cinq d’une retraite oisive.
Pour cette race à part, la compétition est devenue un état d’esprit. Elle leur a donné une vie intense, parfois un sens, d'où la «nécessité de bien préparer l'après-carrière, de les maintenir occupés», rappellent les gens de terrain. Des champions comme Jappeloup sont morts d’ennui dans leur pré, où ils se sont laissés (dé)choir.