Président de l'antenne suisse de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) depuis dix ans, fin connaisseur du football et avocat, Philippe Kenel nous explique pourquoi le journal espagnol Marca n'aurait jamais dû publier une telle Une.
Philippe Kenel, cette Une est-elle raciste?
Oui, car elle renvoie les joueurs à leur couleur de peau, même s'il s'agit de footballeurs parfaitement intégrés en Europe et dans leur club. Dans le fond, ça veut dire: «Tu seras toujours noir». Non seulement tu seras toujours un Noir européen, mais tu ne seras jamais non plus un vrai Européen, car on te considérera toujours comme un Africain. C'est choquant.
C'est donc un double renvoi à la couleur de peau et aux origines.
Exactement. Alors même que tous ces joueurs, hormis Camavinga qui a quitté l'Angola à deux ans, sont nés en Europe. Et tous y ont grandi. On a donc là des Français, un Allemand (Rüdiger) ou encore un Autrichien (Alaba) que l'on renvoie à leurs origines parce qu'ils sont Noirs. C'est le contraire de ce que nous prônons à la Licra. Nous militons pour l'égalité pour tous, indépendamment de la couleur de peau.
Il y a aussi ce titre: «Africa Power».
Le terme «power» me gêne. Il a une connotation négative. En gros, cela revient à dire que ce sont les joueurs africains qui ont le pouvoir dans cette équipe.
On associait plutôt «power» à la puissance.
Pour moi, il s'agit au contraire de l'emprise des joueurs africains sur le Real.
Peut-on également y voir le mythe du sportif africain puissant? On réduit ces joueurs à leurs qualités athlétiques alors qu'ils sont aussi techniques et intelligents.
Je suis d'accord, c'est un autre stéréotype colporté. On le voit avec le buteur international belge Romelu Lukaku. On dit souvent: «Ah, il est puissant, il est fort et costaud». On colle ce symbole de puissance physique plutôt que de finesse, d'intelligence, alors que Lukaku est très habile dos au but.
Sur la Une de Marca, on distingue, dessiné en toile de fond du continent africain, des animaux avec des arbres.
C'est encore une fois une image simpliste et réductrice de l'Afrique. Ce continent ne serait qu'une grande savane avec de grands animaux! Alors qu'il abrite des civilisations, des réalisations merveilleuses, de nombreux écrivains. Et comme par hasard, alors qu'on connaît le problème du racisme dans le football, on colle des animaux près des joueurs.
Que voulez-vous dire?
On sait que les cris de singe et d'animaux sont un fléau dans les stades de football. Or, ici, on représente des joueurs européens mais noirs, donc africains, avec des animaux à côté.
Sans l'association dont vous parlez, on pourrait estimer qu'il s'agit d'un cliché de l'Afrique. A partir de quand un cliché devient-il offensant?
Quand il vise à discriminer. On renvoie parfois la Suisse à ses fromages, mais on a jamais discriminé les Suisses parce qu'ils mangent de la fondue. En revanche, les gens de race noire ont souvent été discriminés en étant assimilés à des animaux. On a jamais dit par exemple que le Suisse descendait du gruyère. C'est ça, le problème du cliché: il devient dégradant et raciste quand il est utilisé pour créer une discrimination sur la personne.
Dans cette première page, il n'y a finalement rien qui va.
C'est vrai. Le message est complètement faux.
Pourquoi cette affaire survient-elle encore une fois dans le football? Le racisme y est-il plus présent qu'ailleurs?
Je ne le crois pas. Le football est simplement plus révélateur de la société que beaucoup d'autres sports. Or, malheureusement, il y a encore beaucoup de racisme dans notre société.
Que devrait faire Marca? Si vous étiez l'avocat du journal, que diriez-vous aux journalistes?
Il n'y a qu'une seule chose à faire: retirer ce qui a déjà été imprimé et s'excuser dans le prochain numéro.
Dites-nous enfin, Philippe Kenel: pourquoi un avocat installé à Pully (VD) s'engage-t-il contre le racisme?
J'ai toujours lutté contre toute forme de discrimination et à tous les niveaux. La Lutte contre le racisme et l'antisémitisme est un des piliers sociaux qu'on doit défendre. Quand Barack Obama a été élu en 2008, j'étais président de la Licra Genève. Les gens nous disaient: «Vous pouvez vous dissoudre, il n'y a plus de racisme». On voit malheureusement que ce n'est pas du tout le cas.