«Dans tous les cas, le Tour de France sacrera un immense champion cette année», s'enthousiasme Daniel Atienza au bout du fil. L'ancien pro, présent sur la Grande Boucle comme consultant de la RTS, argumente:
Ce «nulle part», c'est le gouffre de deux minutes et vingt-deux secondes qui sépare, avant la 16e étape de mardi, le Slovène du Danois. Mais Daniel Atienza en est certain: Pogacar a les moyens de revenir et de revêtir une troisième année consécutive le maillot jaune sur les Champs-Elysées dimanche. «Il va prendre tous les risques pour gagner, parce que sa deuxième place actuelle, il s'en fiche», se projette le Vaudois.
Si elle a de quoi réjouir les spectateurs et téléspectateurs, cette perspective résume bien aussi le tempérament du prodige slovène, 23 ans, sur un vélo: ultra-entreprenant. «L’attaque, c’est la meilleure défense», tranchait-il l'an dernier juste après avoir pris la tête du général dans les Alpes. «Pogacar veut s'amuser», observe Daniel Atienza.
Depuis qu'il s'est emparé de la tunique de leader mercredi, le Scandinave l'a certes très solidement défendue, mais sans coup d'éclats. A l'image, finalement, de sa personnalité. Sobre. Simple. Modeste.
L'an dernier, après sa deuxième place surprise sur ce même Tour de France, le chétif grimpeur (175 cm pour seulement 60 kg) est devenu une vedette au Danemark et dans le milieu cycliste. Mais cette aura soudaine ne l'a en rien transformé en rock star. Chez lui, aucun tatouage, cheveux décolorés, ni punchlines. A peine un compte Instagram, seulement agrémenté de quelques photos sur le vélo et avec sa petite famille.
Le jeune homme de 25 ans est décrit par le reste du peloton et de la caravane comme introverti et timide. «Sur la dernière montée, je me suis dit que si je n'essayais pas, je n’allais pas gagner», analysait-il en toute humilité après son triomphe au sommet du col du Granon, alors même que de nombreux suiveurs l'ont qualifié d'«étape du siècle» (excusez du peu!).
En bref, Jonas Vingegaard ne roule les mécaniques qu'au sens propre. Et c'est sans doute dû à son parcours de vie. Il y a à peine cinq ans, le Danois officiait comme poissonnier dans l'anonymat le plus complet. Un job alimentaire pour lui permettre de s'entraîner l'après-midi avec l'équipe amateure de Coloquick. Un poste pénible – pris quotidiennement à 5 heures du matin – qui a de quoi façonner un stakhanovisme et un goût de l'effort aussi forts que les odeurs qui l'entourent.
Si le maillot jaune actuel a été contraint pendant deux ans de porter aussi souvent le tablier que le cuissard, c'est parce qu'il n'était pas (encore) un crack sur le vélo. Son palmarès en junior se résume à une victoire lors du prologue du Tour du Val d'Aoste en 2018 et une quelconque 60e place aux Mondiaux la même année.
Il n'a pas plus défrayé la chronique lors de ses débuts pros. Loin de là. «Même nous au Danemark, nous ne le connaissions pas avant le départ», avouait au Parisien son compatriote et ex-star du guidon Michael Rasmussen après la Grande Boucle 2021, où Vingegaard avait pris la deuxième place finale derrière Pogacar. Sans changer le Danois, cette immense perf' a eu le mérite de renforcer sa confiance en lui, encore très bancale il y a peu. «Il a mis longtemps à croire en lui, mais il a passé un cap, il est devenu un patron», applaudit Daniel Atienza. L'ex-pro en veut pour preuve l'attitude du Scandinave, «qui n’a pas quitté la roue de Pogacar depuis le début de ce Tour».
Son cauchemar au Tour de Pologne 2019 semble loin. Leader avant la dernière étape, il avait été incapable de s'alimenter la veille de celle-ci, tétanisé par la peur de l'échec, et avait explosé, laissant filer la victoire. Depuis, il a travaillé avec le préparateur mental de l'équipe Jumbo-Visma et a bénéficié du précieux soutien de ses coéquipiers, dont celui de l'expérimenté Primoz Roglic, «un papa et un psychologue», pour reprendre les termes de Daniel Atienza.
🔝 Jonas Vingegaard does the double in an incredible stage!
— Tour de France™ (@LeTour) July 13, 2022
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🔝 Jonas Vingegaard fait coup double après une étape sensationnelle !
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Le grand rival de l'ex-poissonnier pour le sacre est du genre à moins se poser de questions. «Tadej a toujours été un garçon très relax», expliquait sa mère, Marjeta Pogacar, à L'Equipe.
Désormais établi à Monaco, où il a tout loisir de côtoyer la jet-set, le double vainqueur du Tour de France n'a pas pris le melon pour autant. Lui non plus n'est pas un adepte des extravagances capillaires, ni des déclarations choc. Il est assez réservé, mais moins que son collègue danois. «Pogacar est un animateur, c'est lui qui met la musique dans le bus de son équipe», témoigne Daniel Atienza, membre de la caravane au micro de la RTS depuis plusieurs années.
Contrairement à Vingegaard, son actuel dauphin n'a jamais eu à trimer dans un port pour s'offrir le droit de rêver. Ni même dans un alpage slovène. Depuis qu'il a enfourché son premier vélo en club à 9 ans – désireux de suivre les traces de son grand frère –, Tadej Pogacar était certain de devenir pro. Il a rapidement acquis un potentiel à la hauteur de ses ambitions.
Une preuve? Alors que le Slovène a 11 ans, un recruteur, l'ancien coureur pro Andrej Hauptman, vient dénicher les pépites lors d'une course dans son village de Komenda. Arrivé en retard, Hauptman rate le début de l'épreuve et prend pitié pour un jeune qu'il croit largué par le peloton. Il demande alors aux organisateurs de l'aider. Ceux-ci rigolent: le gringalet, plus chétif que les autres, est en fait sur le point de prendre un tour d'avance à ses concurrents. Son nom? Tadej Pogacar.
En l'intégrant aux équipes nationales juniors, Andrej Hauptman trace la route du prodige. C'est encore lui qui facilitera, en 2019, son transfert vers sa formation actuelle, UAE Emirates.
Sur le bitume, le polyvalent slovène bat des records de précocité. Parmi eux, le surdoué devient en 2019, à 20 ans, le plus jeune vainqueur de l'histoire d'une course par étapes en remportant le Tour de Californie. Comme il n'a pas l'âge légal pour boire de l'alcool aux Etats-Unis, il reçoit sur le podium un ours en peluche plutôt qu'une bouteille de champagne. En 2020, il remporte le plus beau succès de sa carrière en s'adjugeant le Tour de France, à seulement 21 ans. Il devient du même coup le plus jeune lauréat depuis... 1904.
The new yellow jersey of #TDF2022, Jonas Vingegaard, a few years ago working as a fisherman, @ammattipyoraily pic.twitter.com/tifbFuLc8Y
— Iker Gallastegi (antes @ikguallas) (@ikgallas) July 13, 2022
Pour remonter sur la plus haute marche du podium dimanche, Tadej Pogacar a promis en conférence de presse ce lundi, journée de repos, «d'attaquer dès que possible, sur chaque montée, de près, de loin, de tout essayer.» Il y croit, en tout cas:
Mais Jonas Vingegaard est plus vigilant que quiconque. Ce n'est pas à un ancien poissonnier qu'on apprendra l'importance de rester frais.