Beaucoup de souvenirs ont refait surface cette semaine, après la culbute de «chalké noul fir» en deuxième division allemande. Des histoires de bibines, de cul nu et d'amour en groupe (mais les deux derniers ne sont pas liés). Tout ça sur un jour. Un dimanche. Le 3 février 2008, tôt le matin.
Les roues avaient hurlé sur les rails, puis le Regio-Express creux avait déboulé en gare de Gelsenkirchen. Le convoi s’était immobilisé un instant, le temps de sécher ses larmes, puis avait déguerpi pour un endroit plus accueillant, laissant des passagers médusés à l’ombre des cheminées titubantes et des toits en tôle.
Il fallait avoir une bonne raison de venir, encore plus de rester. La voici: le jour même, le club de la ville recevait Stuttgart. Ce n’était pas un derby, pas même une grande affiche. Mais le match donnait l’occasion de comprendre pourquoi 60 000 personnes choisissaient de passer un week-end sur deux dans une ville de rouille et de briques, esquintée par des années d’industrie lourde. Une ville que le passé récent a surnommé «la cité des 1000 feux» et que le temps a consumé.
Ce matin de février, une flamme brillait encore dans le cœur des supporters et dans les yeux de Christian, un habitué du Charly’s Bummelzug, un troquet de gare aux briques rouges, où les semelles collent avant 10h du mat'. Comme beaucoup de ses potes, vêtus de bleu, il avait atterri en ville le jour du match et allait en repartir le soir-même.
On avait choisi le Charly's pour un instant de camaraderie, le réconfort de quelques «Maisel's Weisse» et le spectacle qu'il donnait à voir. Derrière les vitres humides surgissaient, en flots continus, des milliers de prunelles baveuses, rançon de plusieurs heures de rail et autant de litrons de supérette épongés. Certains disaient venir des Pays-Bas, d'autres de Lucerne, ou d'un petit bled du sud du pays. Ceux qui ne disaient rien prenaient la première correspondance 302 en direction du stade.
De loin, le toit rétractable en fibre de verre, finement recouvert de Teflon, se découpait comme un mirage. La Veltins Arena rappelait que si personne ne choisissait l'endroit où il venait sur terre, tout le monde pouvait être heureux s'il était bien entouré. Et Schalke l'était. Il suffisait de se promener sur l'immense parking du stade pour saisir la popularité des «Königsblauen»: des centaines de bus, en provenance de tout le pays, déversaient une partie des 155 000 socios dont s'enorgueillait le club.
Schalke 04 vivait une belle période de son histoire. Le club venait de signer un contrat de cinq ans avec le géant russe Gazprom. Revendiquait un chiffre d'affaires de 100 millions d'euros. Occupait la cinquième place de Bundesliga et comptait dans ses rangs des joueurs aussi doués que Manuel Neuer, Ivan Rakitic et Kevin Kurányi. Cette année-là, il était même le dernier représentant allemand en Ligue des champions, opposé au FC Porto en 16e de finale. Le titre échappait certes aux «Knappen» (Mineurs) depuis un demi-siècle, mais la victoire (1997) et la demi-finale (2006) en Coupe de l'UEFA, autant que les deux succès en DFB-Pokal (2001, 2002) avaient rendu ces descendants de mineurs redoutables.
Sur le terrain, Schalke présentait un jeu attrayant. Marquait beaucoup de buts. Le match contre Stuttgart devait permettre aux joueurs de se faire pardonner la défaite en Coupe et de garder le contact avec la tête du classement. Mission accomplie, grâce au talent de Kevin Kuranyi, l'attaquant que le club aimait beaucoup et payait autant (3 millions par an).
La possibilité de voyager, pour voir une équipe de Schalke ambitieuse dans un stade plein, apparaît aujourd'hui comme un lointain souvenir. La pandémie a interrompu les migrations des supporters et Schalke ne rêve plus de Ligue des champions: le club est descendu, mardi soir, en zweite bundesliga, une division qu'il n'avait plus connue depuis 33 ans.
Le résultat d'une «succession de mauvaises décisions, depuis plusieurs années et à tous les niveaux», relatait récemment le Journal du dimanche. C'est que les «Mineurs» ont creusé très profond cette saison: le président historique a démissionné, la direction sportive a été contestée, une bagarre a éclaté entre un joueur et le coach adjoint, le conseil d'administration est apparu divisé et pas moins de cinq coaches se sont succédés, tous avec des méthodes différentes. Les dirigeants ont bien recruté de vieux grognards au mercato hivernal (Kolasinac, Mustafi, Huntelaar), mais le malaise était collectif.
La direction vient de décréter une cure d'austérité, afin de redresser la situation financière (les pertes ont doublé en 2020 pour atteindre 52 millions d'euros) et sportive. C'est le dernier espoir du peuple bleu et blanc, qui n'a plus d'équipe en Bundesliga et même plus de stamm où cultiver son sentiment d'appartenance: car le Charly’s Bummelzug a fermé ses portes l'année dernière, ce qui n'a pas été sans nostalgie. «C'était le premier bar de la journée, et le dernier avant de rentrer», a salué un pendulaire du football.