Ceux qui connaissent Lea Sprunger lui trouvent parfois un «cœur de pierre». L'ancienne athlète vaudoise a pourtant pleuré à chaque fois qu'elle a participé aux Jeux olympiques, c'est-à-dire trois fois. «Toujours pour des raisons différentes», rit-elle aujourd'hui. «En 2012, c'est en voyant ma sœur courir dans le stade olympique de Londres. En 2016, c'est après avoir échoué dans mon objectif. Et en 2021, c'est en manquant la finale du 400m haies pour mes derniers JO.»
Elle se décrit pourtant elle-même comme «une fille pas trop émotive», mais ça, c'était avant que les Jeux ne lézardent son cœur de pierre. «La pression fait qu'on est beaucoup plus fatigué, à fleur de peau même. On essaie toute l'année de contenir ses émotions afin de ne pas les révéler ni aux autres ni à soi-même. On s'interdit parfois de pleurer parce qu'on ne veut pas s'alarmer. Alors, une fois que ce grand rendez-vous est derrière nous, il y a du relâchement. Les émotions sortent.»
Impossible de les contenir, même quand on se décrit comme une athlète «pudique» et «assez dans le contrôle», comme la triathlète Magali Di Marco, médaillée de bronze à Sydney. «A la fin de ma course, je me suis dit: "Tu ne peux pas pleurer maintenant. Il y a la télévision, tout le monde te regarde." Je ne voulais pas donner l'image d'une athlète qui s'effondre.» Puis la cérémonie du podium est arrivée. «Je craignais alors que des larmes ne coulent sur mes genoux.» C'est exactement ce qui est arrivé.
Le coureur cycliste Pascal Richard, lui non plus, ne pensait pas pleurer. «Je ne craque jamais dans les grandes courses. Mais après mon titre olympique à Atlanta, un journaliste m'a demandé à qui je dédiais ma victoire. J'ai répondu: "A mon père, disparu brutalement quand j'avais 18 ans." Puis j'ai fondu en larmes.»
Cette question, les médias auraient eu mille fois l'occasion de la lui poser dans d'autres courses. Mais ils ne l'ont pas fait, parce qu'aucune autre compétition au monde ne renvoie l'athlète à ce qu'il est au plus profond de lui-même, jusque dans ses tripes.
La comparaison n'est pas anodine. Participer aux JO, c'est couver des ambitions pendant quatre ans, les cultiver avec amour, dans l'espérance et la souffrance, jusqu'à leur donner corps. «C'est un long processus», décrit la fondeuse Laurence Rochat. «Rien que de recevoir les habits officiels de la délégation... C'est con, hein, mais porter la même tenue que les autres, sans le moindre sponsor, procure un sentiment d'appartenance hyper fort. Tu comprends alors que tu cours pour une nation et que tout le pays est derrière toi.»
A Salt Lake City, pour sa première participation, la Vaudoise n'a même pas attendu le début de la compétition pour serrer très fort son rêve dans ses bras: «Je ne suis pas du genre à pleurer facilement, mais je l'ai fait lors de la cérémonie d'ouverture. C'était l'aboutissement d'un long travail».
Pour les avoir laissées rouler sur ses joues, puis goûtées du bout des lèvres, Lea Sprunger sait qu'aux JO, les larmes n'ont jamais la même saveur. «Chez moi, les larmes de joie sont plus souvent pour les autres. Mais les plus difficiles à retenir sont celles qui traduisent une immense déception.»
Les mêmes que Tiffany Géroudet a mis du temps à sécher après son élimination au premier tour en 2016. «J'ai dû attendre six mois avant de pouvoir retourner dans une salle d'escrime. Chaque fois que je pénétrais dans un club, tout remontait à la surface», relate la Valaisanne qui, six ans après, s'excuse encore au téléphone: «Pardonnez-moi, mais je suis émue rien qu'en vous en parlant».
Il est curieux de constater à quel point ces chagrins sont interprétés comme un aveu de faiblesse dans toutes les compétitions sauf aux Jeux olympiques, où ils en deviennent touchants. «Parfois, j'ai essayé de retenir mes larmes, ou demandé d'être interviewée cinq minutes plus tard pour ne pas apparaître en pleurs à l'antenne, parce que c'est quand même un aveu de faiblesse», reconnaît Léa Sprunger. «Mais on ne contrôle pas tout, et puis ça fait du bien de laisser-aller.»
«Pleurer après une compétition, ce n'est pas être faible», estime Magali Di Marco. «Vous ne pouvez pas être dur si vous n'êtes pas sensible», croit Pascal Richard qui raconte que le champion cycliste Rolf Sorensen, imperturbable devant les journalistes, éclatait en sanglots une fois dans sa chambre.
Les sportifs se cachent de moins en moins pour extérioriser leurs sentiments les plus inavouables, et c'est aussi parce qu'on les y encourage. Les larmes participent de l'identification du public aux champions et servent un récit (en anglais: un storytelling), voire une Histoire, qu'il devient difficile d'oublier.
«Le public a de l'affection pour les sportifs qui craquent», songe Magali Di Marco qui sait aussi à quel point le contexte olympique, indépendamment des exigences de chaque athlète, est de nature à révéler les sensibilités. «Vous débarquez sans votre staff habituel dans un environnement hyper contrôlé et hyper médiatisé. Beaucoup de tension se crée autour de vous.»
C'est encore plus vrai quand une pandémie ajoute de nouvelles restrictions. Quand on lui a demandé pourquoi les JO faisaient couler tant de larmes à Pékin, Pascal Richard a d'abord préféré l'humour: «Ils sont dépressifs, les pauvres! Ils ont besoin de câlins!». Puis, il a reconnu que le contexte est pesant, voire anxiogène. «On vit dans un monde peut-être un peu plus tendu qu'il y a 20, 30 ans. Et la pandémie n'apaise pas les choses.»
Les sportifs n'avaient pas besoin de ça, eux qui évoluent en permanence sous tension. «On veut toujours en faire plus, atteindre la perfection en allant au-delà de nos limites», reconnaît sans peine Lea Sprunger. «Ça arrive quand on est aux entraînements mais aussi à la maison. Les jours de repos, on ne fait absolument rien. Les larmes sont la manifestation de ces deux extrêmes.» Et certainement l'expression de ce qu'aucun mot ne peut décrire.