Un bon Vaudois dirait qu’il n’a pas bonne mine, mais qu'avec le printemps, il n’y paraîtra plus. Probablement… Le teint un peu blanchâtre, le sourire un peu rouillé, Novak Djokovic est réapparu à Monte-Carlo avec, dit-il, «encore quelques cicatrices», ces cicatrices sur le visage que notre confrère Laurent Favre décrit joliment comme «le sourire du Djoker».
Et puis il y a les mots, ces mots bluesy que l’on dit aux amis:
On pouvait s’en douter, évidemment, mais le simple aveu est troublant, et jusque dans les mots utilisés: notez la distinction entre le mental, issu du jargon professionnel, et l’émotion, rattachée au sentiment personnel. Aveu troublant, oui, parce qu’il rompt avec les codes du milieu où certains mots ne sortent jamais du cabinet (psy ou toilettes, peu importe). Un milieu où Djokovic lui-même, en général, s’arrange toujours pour paraître dur, rigolo et zen.
Dans un sursaut d'orgueil, le No 1 mondial a quand même fini par donner le change avec des vieilles postures de bonze tibétain (never change a winning victim):
Mardi, pour commencer, pas grand chose n’est sorti de sa raquette. D'abord pris de vitesse au fond du court, Novak Djokovic a commis la plupart des fautes et beaucoup hésité sur la marche à suivre, comme tout joueur en manque de repères. Il a ensuite mieux construit ses points, trouvé quelques angles fermés, porté deux ou trois accélérations fatales. Le principal mérite de son jeune adversaire (22 ans), l'Espagnol Davidovich Fokina (ATP 46), fut de durcir l'échange, mais sa victoire (6-3 6-7 6-1) ne fera pas causer dans les dîners de Monte-Carlo.
Sensation à Monte-Carlo ! Le Djoker prend la porte dès son entrée en lice... #HomeOfTennis #RolexMCMasters https://t.co/MHaPobWShp pic.twitter.com/GZfz7CzUwk
— Eurosport France (@Eurosport_FR) April 12, 2022
Toutes les questions restent en suspend. A quel point Djokovic a-t-il pris ombrage d’être expulsé de l’Open d’Australie comme un délinquant étranger? Comment a-t-il vécu le sacre de son rival Nadal, avec toutes ses leçons de morale? Se sent-il seul? Incompris? Plus que jamais unique?
Pour une fois, les indiscrétions restent rares et confuses. Personne ne sait vraiment comment le Serbe a vécu son incarcération en Australie et l’hostilité qui l’a escorté jusqu’à l’aéroport. Personne ne sait où il est allé se terrer, sinon qu’il a skié un peu (sa Madeleine de Proust) et beaucoup prié (sa rengaine du boost).
Le voilà de retour parmi les «siens», à tout le moins parmi les favoris de Roland-Garros, majeur et pas vacciné. Indépendamment des sentiments que chacun lui porte, sa présence fera beaucoup de bien au tennis. Déjà, parce que les supposés hommes forts sont déprimés (Tsitsipas, Zverev, Thiem) ou diminués (Medvedev, Federer, Nadal). Ensuite, parce que ce sport accueille une nouvelle génération de talents insouciants, têtus et bien sous tout rapport, une génération qui n’a subi ni la domination du Djoker, ni son emprise, et n’en porte aucun traumatisme (Alcaraz, Auger-Aliassime, Norrie, Ruud). C'est déjà ça de gagné.
Plus encore, Novak Djokovic renaît à l’ambition sans son père tennistique, sans le coach avec lequel il a remporté tous ses succès et ses combats, dont 20 titres du Grand Chelem. Marian Vajda était un peu tout cela à la fois: le coach, le patriarche et le souffre-douleur.
Les deux hommes ont annoncé la fin de leur collaboration en mars dernier, officiellement parce que Vajda voulait passer davantage de temps avec sa famille (dans le langage professionnel, l'expression consacrée est qu'il a souhaité donner une nouvelle orientation à sa carrière).
Leur relation avait connu une première interruption en 2017, après que Djokovic ait perdu la flamme et un peu, aussi, sa femme. Il avait licencié tout son staff pour échapper à la tyrannie du résultat, il avait séché les courts et trouvé refuge dans les jardins botaniques, où il était tombé dans les bras de Pepe Imaz, un vendeur d’accolades.
Imaz lui a promis la paix intérieure, et Djoko est devenu un vrai homme d’intérieur, bien rangé et propret. Lui qui s’était construit dans la confrontation, avec une rage de vaincre hors norme, a passé 18 mois à faire le gentil, jusqu’à la faute professionnelle: des points offerts, des défaites concédées, des déceptions vite essuyées.
Puis Vajda est revenu - alléluia! - après dix mois d’une dérive continuelle. Papa a ramené l’enfant prodige sur le chemin des courts, sans papouilles ni mantras, et Djoko s’est remis à gagner de plus belle. «La présence de Vajda a ramené tout un vécu à la surface, témoignait Stan Wawrinka, alors partenaire d’entraînement du Serbe. Novak n’est pas tellement devenu meilleur. Mais Vajda lui a dit qu’il pouvait gagner et, forcément, après tout ce qu’ils avaient réussi ensemble, Novak l’a cru.»
Aujourd’hui, Djokovic repart seul, peut-être plus seul que jamais. Il a déjà connu des grandes phases de vulnérabilité, dans sa vie comme dans sa santé, mais aussi à certaines apogées de son impopularité mondiale (notamment au Masters 2019 lorsque, après une ovation du public londonien sur une faute directe, il a baissé la tête et s’est incliné inexorablement devant Roger Federer).
Le Djoker peut toujours s’en sortir avec un bon mot, avec ses pitreries de gremlin sarcastique. Mais personne ne sait ce qu'il y a dans son jeu. Si son coup droit peut mieux avancer. Si ses qualités de relanceur sont toujours aussi exceptionnelles. Si sa défense peut résister à la volonté puissante d’un Alcaraz ou, même, d’un Nadal des grandes cavalcades. Si sa tête peut suivre autant d'évolutions en même temps, celle du tennis moderne et de son propre karma, à mener des batailles contre la terre entière sans avoir l’énergie de les gagner toutes.
Mardi, il a remporté courageusement un deuxième set de 83 minutes (7-6), avant de sombrer à nouveau (1-6). Il y avait quelque chose de glaçant dans son rictus. Son visage était froid. En bon Vaudois, il faisait une cramine.