«Excusez-moi: vous allez sauter?» A la fois inquiète et fascinée, cette mère de famille a dû mal à croire que la petite plate-forme que quelques jeunes viennent de fixer au viaduc doit leur servir de tremplin. Elle les a pourtant vus arriver en tenue de sport, les a observés ficeler patiemment le bloc de bois à la barrière en métal puis monter un à un sur la structure pour se faire une idée de la hauteur, en tâchant de conserver leur calme et leur équilibre.
Malgré tout, sauter de si haut lui paraît impossible alors elle demande et ils lui répondent. «On sera quelques-uns à plonger.» Le groupe rejoint ensuite la berge, côté nord, pour y poser ses affaires, se mettre en maillot de bain et s'échauffer.
Si on avait été à la place de la maman, si on n'avait pas été averti de la séance de plongeons qui allait se tenir samedi, au confluent du Rhône et de l'Arve, on aurait aussi posé la question. Il suffit de passer sa tête par une ouverture de la barrière anti-suicide pour prendre la mesure du risque: 27 mètres, c'est l'équivalent d'un immeuble de neuf étages.
Les plongeurs qui s'élancent d'une telle altitude atteignent les 85 km/h quand ils entrent dans l'eau (toujours par les pieds). Le choc est terrible. La moindre erreur peut les envoyer à l'hôpital, quand ils ont de la chance. Sinon c'est au fond du Rhône. «Prendre un plateau serait comme recevoir un violent coup de poing. Tu vas t'évanouir à tous les coups et te réveiller 30 secondes plus tard», pose Jean-David, sans émotion apparente. «C'est important qu'il y ait des gens dans l'eau pour te récupérer si ça se passe mal.»
Même quand tout se passe bien, le corps souffre. Les plongeurs passent de 85 km/h (au moment de leur entrée dans l'eau) à zéro en un bref instant. «Il faut avoir au moins 5 mètres de profondeur pour sauter mais 6, c'est idéal», souffle un des acrobates en slip de bain. Quand on lui demande comment mesurer la profondeur de la zone d'arrivée, il sourit d'abord («si quelqu'un ne sait pas le faire, c'est qu'il ne devrait pas sauter»), puis explique: «Quand je vais sous l'eau, je sais combien de mouvements de brasses il me faut pour atteindre les cinq mètres. C'est l'expérience».
L'expérience lui enseigne aussi à préparer son corps et son esprit avant chaque plongeon. Robin s'apprête à sauter mais avant, il fait et refait son saut dans sa tête, enchaînant au sol certains des mouvements qu'il s'apprête à réaliser dans les airs. Sur chaque genou, un strap bleu est censé protéger ses articulations de l'impact à venir.
Autour de lui, les gens ont compris: il va sauter. Plusieurs dizaines de spectateurs dégainent leur smartphone et s'agglutinent au bord de l'eau. Robin ajuste son protège-dents et monte les escaliers qui le mènent au pont. Quand il apparaît sur la plate-forme, il n'est plus qu'un point à l'horizon, ce qui ne fait que souligner la fragilité du plongeur de haut vol.
Deux de ses amis (sur la gauche de la photo) s'apprêtent à entrer dans l'eau pour assurer sa sécurité, mais aussi pour créer des remous. En langage technique: «splasher».
«C'est essentiel», renseigne «JD». «Cela permet au plongeur d'avoir un repère visuel à la surface de l'eau.» Car ces athlètes ne sont pas des automates qui ne font que répéter l'enchaînement des figures qu'ils ont maintes fois entraînées à des hauteurs plus basses durant l'hiver. Comme le niveau du Rhône peut varier d'1m50 selon la période, ils doivent adapter la vitesse à laquelle ils exécutent leurs acrobaties de sorte à réussir leur entrée dans l'eau.
Il arrive parfois que le plongeur renonce à s'élancer. «J'écoute beaucoup mes sensations», poursuit le Genevois de 25 ans. «La dernière fois que je suis venu ici, j'étais relativement sûr de moi et de mon saut. Mais quand je suis arrivé sur le pont, je ne sais pas pourquoi, j'ai senti que je ne devais pas y aller. Alors j'ai renoncé.»
Quand toutes les conditions sont réunies, le spectacle est de toute beauté.
Le vol que réalise Robin samedi est aussi technique et bien maîtrisé. Quand il quitte le petit tremplin de fortune installé sur le pont, un silence tombe sur la Jonction. Il dure jusqu'au moment où le jeune homme refait surface. Des cris de joie (et peut-être aussi de soulagement) succèdent à son apparition.
Car à 27 mètres, aucun plongeon n'est anodin. Ceux qui s'y risquent sont des athlètes hyper entraînés. Jean-David Duval et Robin Georges sont même des professionnels de la discipline. S'ils sont à la Jonction, c'est pour préparer les Championnats d'Europe qui se tiennent cette semaine à Rome.
Il y a un décalage, forcément, entre leur statut de sportif de haut niveau (20 entraînements par semaine dont la moitié en salle de force) et leurs conditions de préparation, sur un pont duquel il est interdit de sauter. Quand nous avons contacté la police cantonale genevoise pour lui poser la question, son porte-parole a d'abord cru qu'on se trompait d'endroit, comme s'il était impossible de sauter depuis la Jonction. «Vous voulez sans doute parler du Pont de Sous-Terre?» Il a ensuite confirmé l'interdiction à la Jonction, tout en précisant ne pas avoir connaissance de sauts à cet endroit.
Mais Genève sait parfois accueillir ses plongeurs. Comme lors de cette démonstration dans la rade:
Les interdictions viennent toujours des risques de la pratique. Mais Jean-David assure les réduire au maximum. «Quand je plonge à 27 mètres, c'est que je suis complètement prêt. Il n'y a quasiment aucun risque que je me rate.»
Il dit répéter ses plongeons des milliers de fois depuis des hauteurs beaucoup plus basses (1, 3, 5 ou 10 mètres), corrigeant chaque imperfection. Un travail physique complété par des séances de vidéo et des exercices de visualisation soutenus. «Je n'ai sauté qu'une quarantaine de fois de 27 mètres mais dans ma tête, tous ces plongeons, j'ai dû les faire 500 voire 1000 fois. Parfois, je marche dans la rue et je me surprends à faire les mouvements de mon saut. Au bout d'un moment, ça devient une obsession.»
La meilleure des préparations ne suffit toutefois pas à dissiper sa peur. C'est peut-être bien comme ça, d'ailleurs: la peur est chez tous les adeptes de sport extrême une sage conseillère, un indicateur permettant de situer ses limites.
Tout l'intérêt de la discipline consiste, pour lui, à apprivoiser ses craintes. «Quand j'arrive dans l'eau et que je remarque que tout s'est bien déroulé, c'est pour moi le meilleur moment du saut. Je ressens de l'euphorie et de la joie.» Double récompense d'une audace maîtrisée, celle qui fait rêver les enfants et inquiète les mamans.