Les mots pour le qualifier sont souvent ambigus, difficile de savoir s'ils expriment l'admiration ou le doute: «Sidérant», «inattendu», «incroyable». C’est tout le malheur de Marcell Jacobs, inconnu du grand public avant janvier et champion olympique du 100 m à 26 ans: les surprises, par définition, comportent une part de mystère.
Pour éclairer nos regards profanes, et décrypter les mécanismes d'une performance hors norme, nous avons fait appel à deux spécialistes:
Florian Clivaz ne s'en cache pas: «Si vous m'aviez dit il y a six mois que Marcell Jacobs gagnerait le 100 m à Tokyo, je vous aurais pris pour un rigolo. Celui qui a parié sur ce résultat chez les bookmakers est en train de se construire une grande maison.»
«C’est une surprise dans le sens où, historiquement, le 100 m des JO couronne des grands noms de l’athlétisme, rappelle Kevin Widmer. Le public a vécu le règne de Bolt et les duels légendaires entre Carl Lewis et Ben Johnson. Actuellement, la hiérarchie est moins nette, les non initiés sont un peu perdus. Dans ce contexte, il est surprenant de voir débouler un Italien qui, avant les JO, n’était jamais descendu sous les dix secondes.»
Kevin Widmer souligne que «Jacobs a explosé cet hiver, aux championnats d’Europe en salle. Impossible de ne pas voir une certaine corrélation entre ses chronos sur 60 m, le 7 mars dernier, et ses temps sur 100 m aux JO. A Tokyo, après les demi-finales, tout est devenu limpide: Jacobs figurait clairement parmi les favoris. Il alignait des chronos impressionnants, mais il y avait aussi sa technique, sa maîtrise.»
Même point de vue chez Florian Clivaz: «Je ne dirais pas que Jacobs était attendu. Mais il ne sort pas de nulle part. Ceux qui ont suivi sa progression depuis mars n'ont pas découvert son talent aux JO.»
Florian Clivaz remarque que «sur son profil Instagram, Marcell Jacobs se définit toujours comme un «crazy long jumper». Il a arrêté le saut en longueur à cause des blessures, et on ne peut pas nier que des reconversions aussi fulgurantes sont rares. C’est même complètement fou.»
«L'avantage d'avoir commencé relativement tard est que Jacobs en tire une certaine fraîcheur, relève Kevin Widmer. Mais s'il n’avait rien fait avant 16 ans, il n'aurait pas percé. Probablement qu’il était déjà très sportif.»
«Il ne faut pas oublier qu'en sprint, avant toute autre considération, le facteur génétique reste prépondérant, insiste Florian Clivaz. On dit qu’on ne transforme pas un âne en cheval de course. C’est une vérité imparable dans notre discipline où un âne, même s’il commence à courir très tôt, ne battra jamais un cheval de course. Nous voyons parfois de jeunes universitaires qui, après une année de professionnalisme, accèdent à de grands meetings. Ils ont tous les attributs génétiques pour réussir. La véritable surprise, ici, est que ce phénomène ne nous vient pas des Etats-Unis, où le réservoir est immense, mais d’Italie.»
Depuis ses débuts professionnels en 2017, et jusqu'à son record d'Italie en mai dernier (9''95), Marcell Jacobs n'était jamais descendu en dessous des 10". Il a couru la finale olympique en 9"80, soit un centième de mieux qu'Usain Bolt à Rio.
«La piste de Tokyo est extrêmement rapide», explique Florian Clivaz, qui ajoute: «Passer de 9’’95 à 9’’80, c’est fort, c'est même exceptionnel, mais ce n’est pas farfelu. Ce n’est pas comme si Jacobs avait couru en 9’’60. Ou comme notre ami Alex Wilson qui serait passé d’un coup de 10’’34 à 9”80, s'il fallait relever une performance extravagante.»
«Ce n’est pas courant mais à partir des championnats d'Europe, Jacobs a suivi une progression linéaire. Il y a une certaine chronologie dans ses performances», renchérit Kevin Widmer.
Sur ce point, les deux sprinteurs suisses en deviennent lyriques: ils ont rarement vu une telle aisance, une sorte de prodigieuse évidence.
Kevin Widmer: «Jacobs rappelle des profils plus anciens de sprinteurs costauds et trapus, à la façon de Maurice Greene - avec plus de discrétion et de timidité… Techniquement, tout est parfait. C’est proprement magnifique: Jacobs est en ligne, il ne bouge pas, il ne se désunit pas. Il compile tout ce que l’on enseigne dans les écoles de sprint.»
«Visuellement, c’est impressionnant, s'extasie Florian Clivaz. La phase lancée n’a aucun équivalent: Jacobs pose énormément d’appui au sol, avec cette capacité de rester haut. Il ne court plus, il vole. Tous les mouvements vont dans la même direction, avec la cohésion, la puissance, le relâchement. C’en devient une symphonie.»
S'il est sensible à la pureté du style, Florian Clivaz en rappelle les prérecquis: «Certains sprinteurs qui avaient une foulée identique, très aérienne, étaient particulièrement exposés à la nervosité. Je pense notamment à Aasafa Powell, que l'on appelait «le Roi sans couronne»: la moindre crispation entravait sa foulée. Elle le freinait immédiatement. Jacobs, lui, est resté en ligne, haut et droit, du début à la fin des JO.»
«Il est aussi capable de maintenir sa vitesse maximale plus longtemps que les autres, au-delà des 70 m à partir desquels, en général, on commence à décélérer, observe Kevin Widmer. Il est encore très serein dans la bagarre: sa position ne varie pas sous la pression, comme s’il n’y avait aucune pensée parasitaire dans son mouvement.»
Son vécu dans le saut en longueur a-t-elle contribué à façonner sa posture? Père de Kylian, champion suisse junior de saut en longueur, Kevin Widmer n'exclut pas l'hypothèse: «Je pense que le saut a pu l'aider un peu dans la géométrie du corps, dans le placement.»
«Son sacre est totalement inattendu, peut-être qu’on lui trouvera d’autres origines, mais pour moi, Jacobs n’est pas un champion au rabais, et son titre olympique n'a rien d'un hold-up, affirme Florian Clivaz. Au-delà du paramètre physique, j’ai rarement vu une technique aussi superbe, une maîtrise aussi parfaite. A chacune de ses sorties, Jacobs a gardé un style propre. Il a maîtrisé son sujet de bout en bout. C’est ce qu'il y a de plus extraordinaire dans sa performance.»
Kevin Widmer de conclure: «Malheureusement, les doutes sont légitimes, comme l'a encore montré l’athlétisme suisse (ndlr: suspensions de Karim Hussein et d’Alex Wilson). Le propre de la réussite est de susciter une certaine méfiance. Mais concernant Jacobs, il y a eu des contrôles, et il y en aura encore. Nous verrons bien. Je défends mon sport et, jusqu'ici, je ne vois qu'une technique impressionnante.»