Au cœur du Béjart Ballet avec l'une de ses danseuses principales
Un rond de jambe, un plié ou un enchaînement de fouettés sont des termes qui fusent lors des répétitions dans les studios du Béjart Ballet Lausanne. Dans le studio 1, les danseurs et danseuses se massent pour la classe. Des notes de piano pour accompagner l'échauffement quotidien qui démarre une journée de dur labeur et qui se termine aux alentours des 17h30, voire plus tard.
Le matin du 28 août, le rendez-vous était pris avec Jasmine Cammarota (33 ans), l'une des danseuses principales de la troupe. Elle danse ici depuis ses 18 ans, elle qui a commencé jeune, très jeune, à l'âge de 3 ans dans sa petite ville de Battipaglia, à Salerno, en Italie.
Pour poursuivre sa progression, il lui fallait un nouveau point de chute. Direction Rome et l'Accademia Nazionale di Danza pour répéter ses gammes, jusqu'à ses 14 ans. C'est à cet âge qu'elle a débarqué à Lausanne, à l'école Rudra-Béjart. A 18 ans, elle devient une artiste professionnelle.
A travers sa lentille, c'est une compréhension du milieu, du sacrifice qui anime ces danseurs de Béjart, où la sueur dégouline pour peindre un tableau chorégraphié à l'os. Sur les coups de 10h, c'est un rituel qui s'enclenche pour la danseuse, qui commence par «le couloir de la concentration», comme elle se plaît à le surnommer. C'est là que notre immersion débute.
Le rapport à la danse
Pour être danseuse professionnelle, doit-on nécessairement aimer la scène?
Ça dépend. Mais la scène fait partie de toi, elle est nécessaire; tu partages avec le public et à travers la danse, il y a une transmission qui doit opérer entre le danseur et le public.
N'est-ce pas plus plaisant de danser pour soi, dans les coulisses, sans contraintes chorégraphiques?
Je préfère la scène, sans hésiter. Mais pour arriver sur scène, avec cette sensation de te dire: je pense vraiment à rien, je ne réfléchis pas au pas ou à la chorégraphie, je vis l'instant, je vis la danse, il faut qu'en studio, tu pratiques ça.
On doute beaucoup avant d'entrer en scène?
Ce ne sont pas des doutes, mais une adrénaline. Il y a l'échauffement une heure avant. Et notre régisseur plateau nous fait le décompte avant d'entrer en scène. Trente minutes avant, tu es plutôt sereine; quinze minutes avant, tu enfiles ton costume et ton coeur commence à taper fort. Cette sensation provoque des pensées qui peuvent te troubler. Cette adrénaline peut ressembler à de la peur, mais elle est presque nécessaire.
La danse, c'est se sentir vivant, s'élever, être puissant; quelle est la sensation exacte pour vous?
Quand tu as les yeux comme ça (réd: elle louche)! J'ai cette sensation quand je danse. Tu es là, mais tu n'es pas là. Il y a comme une transcendance spirituelle. C'est à ce moment que tu peux transmettre l'émotion. Tu ne penses à rien, juste au mouvement qui t’amène dans cet état d’élévation. Bien sûr, il y a une notion de chorégraphie, de temps, de timing, de pas, mais ça tu le travailles au studio. Justement pour arriver sur scène avec cet état.
Vous dansez depuis tant d'années et avez par conséquent une belle expérience. Comment percevez-vous la danse aujourd'hui?
Avant, je voulais bien faire, je voulais faire tout juste. Aujourd'hui, cet art, je veux me l'approprier et lui donner une couleur, car chaque danseur a une couleur.
Qu'entendez-vous par chaque danseur a une couleur?
Une compagnie est formée de plusieurs couleurs et aussi de nuances. Chez Béjart, c'est ça. On est une compagnie avec une multitude de couleurs. Les danseurs et les danseuses sont tellement différents l'un de l'autre. On n'est pas une compagnie avec des danseurs de ballet qui ont la même taille, le même corps, la même technique. Sur scène, cette différence physique devient belle.
Est-ce que parfois, en plein spectacle, le doute s'installe après un plié raté, par exemple?
Ça arrive, mais c'est très rare. Dans cette compagnie, on travaille fort pour s'approcher de la perfection. Il peut arriver que tu t'engages pour faire trois pirouettes, mais qu’au final tu n’en fasses que deux. Et là, tu te dis: mais pourquoi je n'ai pas réussi la troisième?
Comment fait-on pour gommer les pensées négatives avant d'aller sur scène?
Je travaille beaucoup avec la visualisation avant les spectacles. Une fois que je fais mon échauffement, je pratique une forme de méditation avec des exercices de respiration. Et ensuite, je visualise tout ce que je vais danser et comme je souhaiterais l'exécuter. C'est un travail intérieur.
Les sacrifices
En tant que danseuse de ballet professionnelle, avez-vous sacrifié votre adolescence?
Je ne l'ai pas senti sur l'instant présent.
Vous regrettez?
Non, je ne me dis pas qu'aujourd'hui j'ai perdu des années de ma vie. Mais quand j'y repense, je me dis que c'est un métier qui demande des sacrifices évidents. Je n'ai pas passé beaucoup de fêtes de Noël à la maison et je n'ai pas grandi avec mes soeurs. Mais si je voulais arriver là où je suis actuellement, il était normal de passer par ces sacrifices.
D'être loin de sa famille comme ça, de ne pas grandir avec vos soeurs, il y a un décalage qui s'est créé entre vous et elles?
Un moment, oui, c'était compliqué. J'ai senti ce décalage. Mais aujourd'hui, on a les moyens et la maturité de pouvoir rattraper le temps perdu.
Le processus de création et les bobos
Comment se déroule le processus de création d'un ballet pour un danseur?
C'est très intéressant. Un chorégraphe te donne de la nourriture à sa façon. Après, c'est à toi de la rendre vivante.
En comparant avec votre début de carrière, la relation a-t-elle changé avec les chorégraphes?
Avec l'âge et la confiance, ça change, oui. Quand j'ai intégré la compagnie, j'avais 18 ans.
Après tant d'années de ballet, une personne lambda comme moi se demande: comment se porte votre corps?
Franchement, de mieux en mieux. J'ai été victime de blessures graves, voire très graves. Mais j'ai appris de ces pépins physiques, j'ai pris en maturité; mon corps me soutient et je l'écoute.
Aujourd'hui, j'arrive à dire non. Sans oublier que maintenant dans la danse, il y a beaucoup plus de prévention qu'avant.
Depuis quand la prévention est réellement instaurée dans le milieu du ballet?
Je dirais que ça fait 4 ou 5 ans. Avant, la mentalité, même si tu avais mal, tu continuais. Aujourd'hui, on fait beaucoup plus attention à toi.
C'est ça le syndrome du danseur: même quand on a mal, on danse.
C'est ça. Il y a dans la danse un niveau de souffrance si élevé. Tu ne sens plus la douleur, tu continues. Et bien sûr, à un moment donné, ton corps n'y arrivera plus. J'ai dansé en étant blessée.
A ce jour vous avez un ménisque complètement déchiré?
Oui. J'ai martyrisé mon genou avant la première d'une de nos représentations au Japon, en 2021. Ce genou avait déjà été opéré auparavant. C'était un petit mouvement et j'ai entendu un craquement. Mon genou ne pouvait plus s’étendre; il se bloquait aussi bien en extension qu’en flexion. De plus, si je ne pouvais pas me produire, la seule possibilité était de modifier le programme ou de changer de ballet. Aucune danseuse n'était prête à me remplacer.
Et le lendemain?
La nuit qui précédait la représentation, j'ai travaillé sur moi. J'ai pris un bain froid et je me suis plongée dans un état méditatif. Une personne qui n'est pas portée sur la spiritualité ne peut pas comprendre, j'en conviens. Je voulais danser le lendemain et j'allais danser le lendemain. Et mon genou a pu se déplier. J'ai pu poursuivre la série de spectacles qui m'attendait.
Spiritualité, méditation; la danse est d'abord un exercice mental?
Le danseur ou la danseuse connaît si bien son corps. Il faut savoir que s'il fait un plié, il pense en même temps à mille autres choses: son bras, sa tête, sa nuque, ses épaules, ses abdos, son périnée. Seuls les danseurs pensent comme ça.
Vous êtes une adepte de la retraite silencieuse. La danse est un art qui se pratique en silence, malgré la musique?
Tout à fait. Tu es seule, même si tu es avec d'autres personnes, mais tu restes avec toi et toi seule.
Vous préférez le silence au bruit?
Oui.
Vous préférez la danse au silence?
Oui (rire).
Le costume et le rapport au corps
Vous me disiez que vous ne sentiez plus la douleur aux pieds.
J'ai perdu plusieurs fois mes ongles. Aujourd'hui, je ne sens plus rien au niveau des pieds.
Quelle partie de votre corps vous fait le plus mal?
Le bas du dos me fait souvent mal.
Le costume est un élément très précieux?
Oui, tout à fait. Et avec la costumière, il y a une vraie relation qui se crée. Elle met en valeur ton corps; le costume doit te compléter, il ne doit pas être trop large, il ne doit pas te serrer.
Le rapport au corps est difficile dans la danse?
La danse tourne autour du corps. Jour et nuit, tu es devant ta glace. Tu dois avoir un rapport très sain avec toi-même.
Ça n'a pas toujours été le cas?
J'ai déjà essuyé des remarques. On m'a fait remarquer que mon corps changeait, que j'avais pris du poids. Pendant une année, je n'étais pas bien avec mon corps. Surtout, quand tu t'acceptes, tu t'entraînes différemment.
Est-ce que la danse peut devenir politique?
Cela peut, oui.
Bien sûr, il y a des chorégraphes qui ont plus tendance à exprimer un discours politique à travers leur création, mais je pense que chez les danseurs il y a cette sensation de liberté d'être. Mais cette liberté est très ancrée dans le Béjart Ballet. Mais Maurice Béjart parlait à travers ses créations, comme le Sida. Il a abordé ce thème dans Le Presbytère.
Les expériences au sein de la compagnie
Dans une compagnie, la rivalité fait partie du métier?
(Rire) Je ne pense pas qu'il y a de la rivalité, mais il y a une notion de compétition. Même si elle n'est pas très forte. Parfois, on regarde une autre danseuse, elle a obtenu un rôle et tu as plus ou moins le même physique, les mêmes qualités et tu te poses la question: pourquoi elle et pas moi?
Vous avez déjà ressenti ça?
Oui, je l'ai déjà ressenti. Mais cela reste très personnel. Je sais que rien n'est acquis, j'ai toujours eu ce trait de caractère. Quand je vois par exemple des filles réussir des pas mieux que moi, je vais m'en inspirer et apprendre des autres pour progresser.
Vous avez des exemples?
Je venais d'intégrer la compagnie, j'avais 19 ans, je crois. Il y avait un rôle que j'aimais, mais je n'ai pas été choisie pour l'incarner. Je suis allée à toutes les répétitions; je l'ai appris ce rôle, dans l'ombre. Jusqu'au jour où ils ont remarqué que je le dansais très bien. Et finalement, on m'a choisi pour ce rôle.
Sur votre compte Instagram, on découvre les nombreux voyages pour pratiquer votre art à travers le monde. Le rythme est difficile à tenir?
Chaque mois je pars en tournée. Le 16 septembre, on part à Athènes, par exemple. Mais j'adore!
Ta vie est dédiée au ballet, tu t'entraines six jours sur sept, une fois par mois tu pars en tournée parfois une semaine, parfois deux semaines, même trois. Tu vis dans une valise.
Quelle est votre plus belle expérience sur scène?
L'Opéra de Paris, sans hésiter. On alignait les spectacles la matinée et la soirée. J’y étais la protagoniste d’un ballet, dans une création faite sur moi.
Et la pire?
Il y a eu la Colombie et la difficulté de gérer l'altitude. Mais la tournée à Amsterdam a été cauchemardesque. Quasiment toute la troupe était malade, entre fièvre, vomissements et diarrhée. Même avec ce virus, nous devions tous être sur scène. Un moment difficile, mais cela a aussi resserré les liens dans la compagnie.