La Britannique Illi Gardner sait mieux que quiconque ce que signifie l'acronyme «QOM». Cycliste amateur, sans club, elle est la «Queen of the Mountain» – en français, la Reine de la Montagne – des cols les plus emblématiques sur l'application Strava. Cela signifie qu'aucune autre femme ne les grimpe plus vite qu'elle, pas même les coureuses profesionnelles engagées en compétition. Gardner est en tête sur des milliers de segments et elle paraît indétrônable. Elle s'est confiée à nous depuis son Pays de Galles natal.
Illi, on dit de vous que vous êtes l'une des meilleures grimpeuses de la planète, peut-être même la meilleure. Combien de «QOMs» possédez-vous sur l'application Strava?
J'en avais environ 11'000 récemment, mais Strava a effectué une mise à jour, et a supprimé plein de segments similaires et tous ceux en double. Cela m'en fait donc beaucoup moins maintenant (Rires)! Mais ce n'est pas une mauvaise chose. Mieux vaut qu'il y ait moins de segments, mais qu'ils soient plus significatifs.
Obtenir ces «QOMs» est-il un jeu voire un défi pour vous? Ou reflètent-ils simplement vos qualités en montagne?
La plupart de mes «QOMs» se situent dans des montées emblématiques. Ce sont des ascensions qui ne se présentent qu'une fois dans une vie. Je me contente alors de pédaler le plus fort possible. C'est génial si j'en obtiens un, mais mon cyclisme ne se définit pas par ça.
Donc si demain, quelqu'un parvient à vous en subtiliser un, vous ne chercherez pas forcément à le récupérer?
Si quelqu'un m'en vole un à deux pas de chez moi, bien sûr que je vais essayer de le reprendre (Rires)!
Mais vous n'avez pas comme objectif d'en posséder le plus possible?
La qualité prime sur la quantité. Ma passion me pousse à monter des cols incroyables un peu partout dans le monde. Plus ils sont longs et difficiles, mieux c'est.
S'il y avait un «QOM» que vous ne voudriez surtout pas perdre, ce serait lequel?
Probablement L'Alpe d'Huez et le Zoncolan, parce qu'il s'agit de mes meilleurs efforts. Je ne crois pas être en mesure de les améliorer. Les autres – par exemple le Stelvio et le Galibier – seront forcément volés, car ils n'ont pas été réalisés dans des conditions optimales.
Vous évoquez le Zoncolan, que vous venez de dompter en septembre. Est-ce le col le plus difficile que vous ayez eu à gravir? On dit de lui qu'il est redoutable.
C'est probablement le plus difficile sur le papier. Mais vous savez, je me sens plus à l'aise dans les ascensions longues et raides, alors personnellement, j'ai adoré! Les cols que je redoute le plus sont ceux influencés par les conditions. Le Stelvio a été une véritable lutte, non pas à cause de la distance ou de la pente, mais en raison des conditions météorologiques qui se sont dégradés à mesure que je me rapprochais du sommet, et à cause aussi de l'altitude (réd: le Stelvio en Italie culmine à 2757 mètres).
Avez-vous des «QOMs» en Suisse? Certainement le Gothard? C'est après tout là-bas que vous êtes devenue championne d'Europe des grimpeurs en 2023.
Oui, le Gothard est en ma possession. C'est malheureusement le seul, car je n'ai pas eu la chance de monter d'autres cols en Suisse.
Les Championnats d'Europe des grimpeurs restent méconnus. Parlez-nous de votre expérience sur cette course organisée au Gothard.
Cet événement était assez fou, car nous l'avons découvert à la dernière minute. J'ai voyagé du Royaume-Uni jusqu'à Airolo (TI) la veille, et je suis rentré à la maison dès la fin de l'épreuve, car je devais retourner au travail le lundi matin (réd: elle est active dans la post-production cinématographique et télévisuelle). Je n'étais pas très satisfaite de ma course, en raison de ma préparation, mais heureusement, cela a suffi pour gagner. C'était une expérience vraiment spéciale. J'ai adoré l'ascension en elle-même.
Cette épreuve n'a malheureusement pas été organisée en 2024...
Oui, et je trouve ça dommage. J'espérais que les courses de côte puissent gagner en popularité, avec peut-être des événements organisés par l'Union cycliste internationale (UCI). La montagne est une composante très importante en cyclisme sur route, si bien que je ne comprends pas pourquoi il n'existe pas plus de compétition de ce genre. Il y a tellement de disciplines sous l'égide de l'UCI – le downhill, le gravel, le cyclisme en salle, l'esport – qu'il y a certainement de la place pour les épreuves de grimpeurs.
Vos excellentes performances, que ce soit sur Strava ou aux Européens, ne sortent pas de nulle part. Vous avez été coureuse professionnelle en 2020 et 2021 et vous avez notamment participé à la Semaine cycliste de la Communauté de Valence, à la Flèche Brabançonne ou encore au Grand Prix de Plumelec. Or vous avez décidé de stopper votre carrière. Pourquoi?
En fait, je n'ai jamais vraiment été professionnelle. J'ai fait partie d'une équipe continentale UCI (réd: le deuxième niveau mondial), mais elle ne rémunérait pas ses athlètes. J'ai couru quelques années, mais je n'ai jamais vraiment eu la tête à ça. J'aime l'aspect physique des courses, mais il y a d'autres éléments à prendre en compte. C'est par exemple un sport très dangereux.
Le cyclisme féminin est également instable financièrement. Je n'ai donc jamais vraiment envisagé avec sérieux une carrière professionnelle. Quand les courses se sont arrêtées durant le Covid, j'ai énormément progressé en faisant ce que j'aime, à savoir grimper. J'ai eu de bons résultats sur route à la reprise au Royaume-Uni, mais je me suis rendu compte que je n'aimais toujours pas les compétitions auxquelles je participais. J'achevais en même temps mes études à l'université.
Le cyclisme féminin a énormément évolué en quelques années. Il est devenu plus structuré et s'est davantage professionnalisé depuis que vous avez arrêtez. Vous n'avez jamais envisagé un retour?
Le cyclisme féminin a connu de grandes améliorations, mais pas au point de m'inciter à y revenir. C'est plus qu'un simple job de 9h à 17h. C'est toute une vie, il faut s'y consacrer à fond. Il y a une prise de risque, aussi bien physique que professionnelle, et le jeu n'en vaut peut-être pas la chandelle.
Vos performances en montagne sont néanmoins impressionnantes. Avez-vous été approchée par des équipes depuis que vous battez tous les records sur Strava? Certains coureurs dans le peloton masculin ont été recrutés grâce à ce qu'ils ont affiché sur les applications. Votre profil ressemble aussi à celui d'une Gaia Realini, la grimpeuse de poche de l'équipe Lidl-Trek, et vous n'avez que 24 ans. Cela doit forcément intéresser en haut lieu.
Quelques formations m'ont contactée, ce qui a été assez surprenant je dois l'avouer. Je sais qu'à l'avenir, je regretterai de ne pas avoir saisi de telles opportunités. Mais c'est une chose avec laquelle je dois vivre. Ce n'est pas non plus un «non» définitif, car on ne sait jamais, mais ce n'est pas ce à quoi j'aspire aujourd'hui.
Vous battez les temps d'ascension des plus grands noms de la discipline: Annemiek van Vleuten, Demi Vollering ou encore Kasia Niewiadoma. Elles ont pour elles l'avantage de rouler en peloton dans la première partie des cols, mais elles enchaînent les kilomètres voire les étapes, quand vous optez davantage pour des montées sèches. Comment situez-vous vos records par rapport aux temps des principales stars?
Il y a tellement de facteurs qu'il est presque impossible de comparer. Il m'arrive souvent de ne faire qu'une ascension, car je suis dans la région pour un temps limité et que j'ai ce désir de donner le meilleur de moi-même. Mais je cumule aussi régulièrement des efforts en montagne et des sorties longues sur plusieurs jours, car je veux profiter au maximum de mon séjour. Je peux donc moi aussi manquer de fraicheur, c'est pourquoi nombre de mes efforts ne sont pas nécessairement les meilleurs possibles.
Il y a aussi des facteurs comme la météo, le rythme auquel on roule auparavant ou le fait de pédaler seule ou en peloton. On ne peut pas vraiment savoir et il ne faut pas prendre ces choses trop au sérieux. J'aime simplement repousser mes limites et je ne peux pas nier que les temps sur Strava ajoutent une motivation supplémentaire. Or je suis également consciente que les professionnelles ne se soucient pas des «QOMs». Elles se concentrent sur la course et les résultats.
Ce que vous réussissez actuellement ne se voit guère dans le cyclisme masculin. Dès que les coureurs du Tour de France empruntent une route, les amateurs perdent aussitôt leurs «KOMs». Cela dit-il quelque chose sur le cyclisme féminin?
Les étapes de montagne et les parcours au fort dénivelé ne sont pas aussi courants chez les femmes. Mais cela change peu à peu. Je suis sûre que le niveau en montagne va continuer à s'améliorer dans le peloton. Et je finirai par perdre mes «QOMs» (Rires)!
Une question m'intrigue: comment fait-on pour être si forte en montagne quand on habite au Royaume-Uni?
Pour être honnête, j'essaie de voir comment je pourrais faire pour vivre dans les Alpes. Je réside actuellement au Pays de Galles (réd: le pays de Geraint Thomas, ancien vainqueur du Tour de France). Nous n'avons pas de longs cols, mais il existe des ascensions et elles sont plus difficiles qu'il n'y paraît. Ce sont des côtes abruptes au revêtement rugueux. Cela vous fait travailler les jambes. J'ai découvert qu'enchaîner de nombreuses montées est un excellent entraînement, même pour viser les cols longs. J'utilise beaucoup le home-trainer l'hiver, ce qui me permet de simuler les efforts en montagne. Ma mère travaille enfin à Monaco et c'est une chance. Je peux lui rendre visite et gravir les cols fantastiques de la région.
Un déménagement, et peut-être d'autres projets? Que pouvons-nous vous souhaiter pour la saison prochaine?
J'ai quelques ascensions en tête que j'espère pouvoir gravir, mais j'aimerais surtout pouvoir participer à des courses de côte comme celle des Européens. Il en existe quelques-unes au Royaume-Uni, mais elles sont vraiment très courtes. Il y en a déjà eu sur des cols célèbres comme le Stelvio, alors j'espère que certaines seront organisées en 2025. Faites-moi signe si vous apprenez qu'une épreuve se crée!
Dernière question, Illi. Je ne détiens qu'un seul «KOM» sur Strava et il est dû à une erreur de GPS. Quel conseil me donneriez-vous pour améliorer mes statistiques personnelles?
(Rires) Roulez en côte, très fort, sans jamais relâcher votre effort, et les «KOMs» tomberont peu à peu!