La Juventus Turin, propriété de la famille Agnelli et cotée en bourse, est reconnue coupable d’avoir falsifié ses comptes entre 2018 et 2021, en y inscrivant des gains fictifs. La justice sportive italienne l'a condamnée vendredi dernier à 15 points de pénalité. Des enquêtes suivent leur cours au civil.
Le tour de passe-passe concerne des transferts d'une quarantaine de joueurs, dont de nombreuses transactions inexistantes ou totalement surévaluées pour lesquelles la Juventus aurait produit de fausses factures. La brigade financière a perquisitionné les bureaux du club en novembre 2021.
Pour bien comprendre le mécanisme des transferts fictifs, il faut connaître cette subtilité du règlement:
Le club X achète un joueur 10 millions, avec un contrat de 5 ans. Pour l'année comptable, il n'inscrit qu'une dépense de 2 millions (la somme de transfert divisée par les cinq années de contrat).
La même année, le club X vend un joueur 2 millions. Il inscrit directement une recette de 2 millions.
Résultat: si le club X achète un joueur 10 millions et en vend un autre 2 millions, il peut prétendre… à l’équilibre comptable (-10 millions ➗ 5 années de contrat = - 2 (dépenses) + 2 (recettes) = 0. Ce montage est certes périlleux, mais parfaitement légal. Pour autant qu'il corresponde à une réalité matérille.
Reste à trouver un club «ami» pour multiplier ces transferts et échanger des sommes (réelles ou fictives) qui serviront à maquiller la comptabilité.
Le club X vend le joueur Tartenpion au club Y pour la somme officielle de 10 millions, avec un contrat de 5 ans. En réalité, Tartenpion vaut un million à tout casser. Mais qui ira contester sa valeur? Un juge est-il qualifié pour évaluer les aptitudes, le profil et le potentiel d’un footballeur inconnu?
Le club X inscrit une entrée (fictive ou réelle) de 10 millions à son bilan annuel, tandis que comme le permet le règlement, le club Y n'inscrit qu'une dépense de 2 millions. Mais le club X lui a promis de racheter Tartenpion dans les deux ans, de rembourser toutes les dépenses liées à son acquisition (salaire compris) et d'ajouter une plus-value. Cet accord est scellé sous droit privé, dans une annexe au contrat qui n'est pas transmise aux autorités du football.
Résultats: le club Y obtient un joueur gratuit (et une enveloppe au passage) tandis que le club X présente une comptabilité irréprochable qui lui permet d'investir dans de vrais renforts. Tout en espérant que Tartenpion s'épanouisse sous d'autres cieux et prenne de la valeur.
Après deux ans d'exil, comme convenu, Tartenpion retourne dans le club X pour une somme définie d'avance. Puis il est revendu ou prêté à un autre club «ami». Et ainsi de suite au gré des arrangements, avant une vente réelle et définitive. Tartenpion devient à la fois une pièce comptable et une valeur spéculative.
Un expert du blanchiment d'argent dans le football nous décrit le profil type des protagonistes:
La multiplication de ces faux transferts, généreusement surévalués et surfacturés, permet de revendiquer des rentrées d’argent importantes, donc de présenter des comptes flatteurs aux actionnaires, aux investisseurs et aux pouvoirs publics.
🇮🇹 ⚽️ La Juventus est soupçonnée d'avoir donné de fausses informations à des investisseurs, et d'avoir produit des factures pour des transactions inexistantes.https://t.co/64BPIOoeN6
— L'essentiel (@lessentiel) November 27, 2021
Cette créativité comptable permet aussi d'entrer dans les clous du fair-play financier: les clubs qui ne répondent pas aux critères de l'UEFA (équilibre budgétaire, niveau d'endettement) s’exposent à des interdictions de recrutement, à des pénalités de points, voire à une suspension de toute compétition européenne.
La brigade financière a pu établir que de jeunes joueurs de la Juventus et de l'Inter Milan (notamment), dont la plupart ne totalisaient que quelques minutes en Série A, ont été vendus pour des montants anormalement élevés situés entre 1 et 20 millions d’euros.
La seule Juventus est suspectée d'au moins 42 transferts illicites (pour un total de 62 durant la période sous enquête), dont trois transactions particulièrement louches et lucratives au cours de l’hiver 2019, recensées par «Les Echos»: Sturaro au Genoa pour 16,5 millions d’euros (plus-value de 12,9 millions), Emil Audero à la Sampdoria pour 20 millions d’euros (plus-value de 19,9 millions), Alberto Cerri à Cagliari pour 9 millions d’euros (plus-value de 8,9 millions), soit une plus-value cumulée de 42,7 millions d’euros.
En 2017, un jeune défenseur de l'Inter Milan, Federico Dimarco, a fait l'objet d'un transfert au FC Sion (pour 3,91 millions d'euros), avant d'être retransféré à l'Inter un an plus tard (pour 5 millions d'euros).
Au début de sa carrière, Dimarco a effectué quatre aller-retour de ce type: à Empoli (un an), au FC Sion (un an), à Parme (un an) puis au Hellas Verone (un an). A 25 ans, il a fini par s'imposer à l'Inter Milan, preuve qu'une belle opération comptable peut aussi, parfois, devenir un bon cursus sportif.
Adaptation d'un article paru en novembre 2021 sur watson