La séance de tirs au but perdue samedi contre l'Angleterre a écœuré toute la Suisse, mais elle fait aussi beaucoup parler hors de nos frontières. La raison? Une photo de la gourde du gardien anglais Jordan Pickford.
Le cliché montre les indications sur chaque tireur de la Nati collées sur la boisson. En zoomant, on peut par exemple lire: «Schär: fake right, dive left» (en français: Schär: faux plongeon à droite, plonger à gauche). Ou encore: «Akanji: dive left».
Quand le numéro 5 suisse a frappé, Pickford a effectivement plongé à gauche et a stoppé le tir. Du coup, l'antisèche du portier des Three Lions passe pour un coup de génie auprès de nombreux médias et internautes sur les réseaux sociaux. Pourtant, l'astuce ne fait pas l'unanimité, comme nous le verrons dans la suite de l'article.
Jordan Pickford n'est pas le premier gardien à l'utiliser. En février dernier, en Coupe de France, un gardien dont le nom ne dit rien des qualités (Jean Louchet) a expédié la gourde de son homologue adverse hors du terrain. Le portier de Valenciennes s'était en effet aperçu que celui de Rouen avait noté sur sa boisson les frappes préférentielles des joueurs adverses (de quel côté ils ont l'habitude de tirer leur penalty), et il a décidé de l'embêter gentiment en le privant de cette antisèche lors de la séance des tirs au but.
Elles continuent pourtant d'habiller les gourdes des gardiens lors des matchs à élimination directe, ce quart de finale de l'Euro 2024 en étant l'exemple le plus frais. Le même soir que Rouen-Valenciennes mais en Coupe de Suisse, cette fois, le numéro un du FC Lugano consultait lui aussi sa boisson avant chaque tir au but bâlois. D'où cette question:
Il suffit en effet de s'arrêter quelques instants sur cette pratique pour se rendre compte de son absurdité. D'abord parce que, contrairement à ce qu'il essaie de nous faire croire, le portier n'a que très peu de données fiables en sa possession. «Pour qu'on puisse avoir une statistique, il faudrait que le tireur ait frappé un certain nombre de pénalties, rappelle Raffaele Poli, responsable du Centre International d'Étude du Sport (CIES). Parce que s'il n'en a botté que quelques-uns dans sa carrière, il n'y a aucune véritable tendance à dégager».
Or lors d'une séance de tirs au but, ce n'est pas seulement le tireur de penalty attitré de l'équipe, ni son suppléant qui s'élancent, mais au moins cinq joueurs différents. Des footballeurs qui n'ont que très peu d'expérience dans l'exercice. La preuve lors du match Bâle-Lugano. Voici l'historique des Rhénans qui se sont présentés face au dernier rempart tessinois:
Bien sûr, la plupart ont aussi frappé lors d'autres séances de tirs au but par le passé, mais pas de quoi dégager une tendance (hormis pour Fabian Frei et ses 21 envois). Quelles informations pouvait donc lire le gardien tessinois avant les frappes bâloises? Thierry Barnerat a une idée: des informations qui n'avaient aucune utilité. Ce Romand de 59 ans, sommité du poste de gardien, analyste vidéo de Thibaut Courtois, est formel:
Il prend en exemple les gesticulations de Barry Copa en finale de la CAN 2015 ou d'Emiliano Martínez lors du dernier Mondial face aux Bleus pour insister sur le fait qu'une séance de tirs au but se joue surtout au niveau «émotionnel». «Le seul intérêt que je vois dans le fait de consulter des infos sur une gourde est d'ordre psychologique», songe Thierry Barnerat.
«En ayant cet objet et les notes avec lui, Pickford se sent imbattable», poursuit l'expert genevois. Et, concrètement, le gardien peut aussi avertir le tireur qu'il sait où celui-ci va frapper. Mais est-ce que cela fonctionne? L'adversaire peut-il en être troublé? Raphaël Nuzzolo préfère en rire. «S'il sait que tu as tiré les trois dernières fois à gauche, plongera-t-il du même côté en pensant que tu vas continuer à faire pareil, ou de l'autre en imaginant que tu vas changer?» Un raisonnement par l'absurde qui témoigne de toute la vacuité de consulter des statistiques avant la frappe.
Surtout que, contrairement à ce qu'on tente de nous faire croire, les attaquants ne sont pas bêtes: ils savent très bien que les portiers adverses connaissent toutes leurs datas sur penalty. Certains choisissent donc de varier volontairement leurs trajectoires. C'était le cas de Raphaël Nuzzolo, un cador du tir aux 11 mètres (34 penalties convertis sur 37).
On peut pousser la démonstration encore plus loin en imaginant que tout se déroule comme le gardien l'a imaginé: l'attaquant tire exactement où il pensait. Le problème, c'est que si la frappe est parfaite, le pauvre portier n'a aucune chance de l'arrêter. «Si je fais exactement ce que j'ai en tête et que le ballon va où je veux, le gardien ne peut rien faire», assure Raphaël Nuzzolo.
C'est la raison qui pousse certains buteurs à tirer très souvent de la même façon, convaincus de leur supériorité sur leur adversaire dans l'exercice.
L'Anglais Harry Kane (sorti durant les prolongations samedi, il n'a toutefois pas tiré contre la Suisse), par exemple, est connu pour croiser sa frappe. Etant droitier, il a pris l'habitude de tirer sur sa gauche et le plus souvent, comme c'est bien fait, ça marche (70 penalties concrétisés sur 81 tentatives). Même face à un gardien qui a très bien appris sa leçon.
Cet article est adapté d'une première version publiée le 1er mars 2024 sur notre site.