Ce n’était pas le podium, ce n’était plus le moment de pleurer, et il n’y avait personne pour envoyer la musique. Mais le coeur y était. Ce mardi 8 mars, Fanny Smith a choisi «Le Lacustre», un bar-resto inondé de soleil à Ouchy, pour parler à la presse et oublier enfin, sourire en coin, cette malheureuse touchette pour laquelle on l’avait mal jugée à Pékin.
Une procédure est en cours mais sauf nouvelle embrouille, Fanny Smith recevra sa médaille de bronze sous peu. «Je ressens à la fois du soulagement et de la tristesse, hésite-t-elle. Après la course, j’ai eu besoin de m’isoler, de m'échapper. C’était une incompréhension totale. Gros coup de massue. Énormément d’émotions... J’aurais pu arrêter ma carrière dans l'instant. Puis je suis partie en Sardaigne où j’ai appris que je récupérerai la médaille de bronze. C’était surtout un énorme soulagement, oui, car je savais que je n’avais rien fait de mal.»
Les reclassements à effets rétroactifs ne sont pas rares: ils sont devenues une réalité contemporaine du sport technocratique, après des erreurs de jugement, comme dans l'affaire Fanny Smith, ou plus encore, après des (ré)analyses antidopages. Chaque année, des dizaines d’athlètes sont dédommagés sur le tard, loin des regards; ils étaient quatrièmes à l’arrivée et sont troisième au final, mi-chocolats, mi-marrons, avec toujours ce petit goût amer.
«Je ne peux pas nier que je garde une certaine tristesse», reconnaît Fanny Smith.
En général, le juste retour des choses se fait par la poste. La médaille arrive dans un coffre de voiture, sans la déférence qui l’escorte sur les podiums. Par la poste: sans tambour ni trompette, ni poils au garde-à-vous.
Il ne faut pas sous-estimer la force des symboles: une médaille qui voyage en fourgonnette, avec la masse, et entre dans l'histoire par la porte de service, avec la facture d'électricité et la commande Zalando, n’a pas exactement la même valeur. Elle est ramenée à sa condition de bibelot.
Troisième des Européens de cross 2019 après la disqualification pour dopage du Suédois Robel Fsiha, Julien Wanders a gardé ce goût amer:
La reconnaissance officielle leur a rendu un peu de leur fierté; mais pas leur quart d’heure de célébrité, ce fameux «moment volé» où un athlète tripote sa médaille avec des gestes maladroits, fébriles, timides, en sachant qu’il va embrasser une nouvelle carrière.
«C’était ma première médaille internationale et je ne l’ai pas vraiment vécue», reconnaît Julien Wanders. Genève a organisé une petite cérémonie à la dernière course de l’Escalade mais «bien sûr, j’aurais trouvé clairement plus cool de vivre ça avec le podium, les drapeaux, l’adrénaline. Cela dit, je ne suis pas du genre à vivre dans le passé. Je n'y pense plus depuis longtemps. Je suis surtout heureux que la lutte antidopage puisse réparer une injustice a posteriori.»
C’est la semaine dernière également que Yoann Rapinier, champion français de triple saut, a reçu sa médaille de bronze des championnats d’Europe de Zurich… huit ans après la compétition. Huit ans d'enquêtes et de procédures avant l’exclusion pour dopage du Russe Lyukman Adams. Huit ans à guetter l’arrivée du facteur.
Huit ans, c’est la peine subie par Yannick Szczepaniak, entre-temps reconverti à la direction départementale de la cohésion sociale du Val-de-Marne. Le lutteur a reçu en 2016 la médaille qu’il n’attendait plus, et qui aurait pu changer sa vie, après le déclassement pour dopage du Russe Khasan Baroe aux Jeux de Pékin 2008.
Le Comité international olympique est conscient de ces «moments volés», termes repris par le président Thomas Bach lui-même, et encourage les fédérations à joindre un mot, une attention, aux victimes de la rédemption ultérieure.
Pour autant, celui qui reçoit sa médaille des années plus tard, des mains d’un homme de lettre qui est d’abord un facteur, devrait-il exulter de bonheur, rallumer une flamme olympique au fond du coeur, ou ne lui vient-il pas plutôt l'envie de (re)pleurer un bon coup sur les décombres de sa carrière en miette? On lui dit des trucs faciles, des trucs de scribes débiles: cette médaille lui «revient de droit». «Mais de quel droit parlent-ils?», semble dire Fanny Smith quand elle raconte sa discussion avec les juges à Pékin. Et peut-on toujours revenir de tout?
«Dans mon cas, je ne suis pas sûr qu’une troisième place aux Mondiaux de cross ait pu changer instantanément ma carrière, ou la perception que les sponsors en auraient eue, réfléchit Julien Wanders. Mais pour d’autres, oui. Plus les années passent, plus le préjudice est grand. Ce sont autant d’années gâchées.»
Un agent de la place, avocat de formation et ancien sportif lui-même, n’est pas loin de penser que ce préjudice appelle des dommages et intérêts. Sauf que «concrètement, ces cas sont impossibles à juger. Il faudrait réexaminer toutes les compétitions auxquelles l’athlète fautif a participé et tous les concurrents que son dopage a lésés, puis établir de nouveaux classements virtuels.» Et d'ajouter néanmoins: «En termes de visibilité et de sponsoring, chaque année passée avec un statut de médaillé peut valoir de l’or. On ne parle pas seulement d’un bout de métal.»
C’est pourquoi Fanny Smith n'est pas si malheureuse, en fin de compte, de récupérer son bien en courrier A, dans quelques semaines tout au plus - a priori... «J’ai senti un énorme élan de solidarité derrière moi après la course. Ça m’a aidée à tenir (ndlr: des larmes finissent par arriver). Mes sponsors, eux aussi, sont sensibles à cet engouement. Quand je serrerai enfin la médaille dans mes mains, je la fêterai. Ce ne sera pas pareil mais bon…» Mais le coeur y sera.