Ceux qui n'ont pas vécu l'époque des ratages complets, des styles relativement neutres et médiocres, ceux qui n'ont pas vécu les froussards, les cabochards, ne peuvent pas connaître leur chance de voir une équipe de Suisse aussi forte et impliquée. Il ne lui reste qu'un problème à résoudre: la Suède. Eternel problème d'un style de jeu désagréable et d'un traumatisme non résolu (deux finales perdues), et ce problème-là devra encore attendre.
Battue 7-0 cette nuit aux Mondiaux de Riga (Lettonie), la Suisse fait mine que tout est normal et, en un sens, elle a raison.
Il n'en reste pas moins que la Suède impose au sport suisse en général, de façon assez étrange, un rapport de force qu'aucune tendance ne parvient à inverser. Après la Coupe du monde de football 2018 et une élimination piteuse en huitième de finale, voilà que nos hockeyeurs reçoivent une gifle de ces mêmes Suédois, au moment précis où rien ne semblait pouvoir les atteindre.
Les explications, pour rationnelles qu'elles soient, ne sont pas faciles à trouver. Peut-être parce qu'elles sont vieilles comme le monde: au gré des transformations sociétales les plus disruptives, les équipes suédoises restent les dépositaires d'une ultra-discipline collective presque culturelle, sinon atavique, dont la Suisse peine historiquement à s'extraire, que ce soit par l'action concertée ou l'exploit personnel. Les Suédois sont des Suisses en nettement mieux, «ou des Suisses sans Romands», ironise un confrère valaisan.
Notre expert Klaus Zaugg décrit cette emprise avec une certaine indulgence:
Reste que cette défaite ne changera pas le sentiment réel d'une émancipation lente. Depuis son arrivée à Riga, la Suisse a battu des adversaires que, jadis, elle méjugeait bêtement (Danemark) ou surestimait lâchement (République tchèque). Ce 5-2 inaugural contre les Tchèques est même son meilleur départ dans un tournoi mondial depuis 1951.
A l'aune de ce que les experts définissent comme le grand nécessaire, la Suisse a tout pour aller loin, très loin. Ses gardiens sont de classe mondiale - la plupart du temps. Son jeu basé sur la vélocité, sur l'adresse et la précision («le speed», comme le martèle son entraîneur Patrick Fischer) épouse les tendances du hockey moderne, davantage porté vers l'esquive que vers le corps-à-corps. Surtout, et puisque la performance collective ne s'affranchit jamais totalement de l'exploit individuel, encore moins dans un Mondial, la Suisse possède des stars, des vraies, capables d'intuitions géniales.
De l'avis des anciens, Patrick Fischer est le premier sélectionneur depuis 60 ans à oser miser sur la «jouerie», le premier à renier le mythe du réduit national, apologie du risque zéro, dans une forme de prudence innée qui, durant des décennies, a accompagné une équipe sans buteur ni occasions de buts. Alors tant pis s'il faut en passer parfois par un 7-0.
A ses débuts en 2016, le hockey de Fischer était excessivement ludique; hockey de préau, un rien confus et naïf, maintenu à l'état sauvage. Cinq ans plus tard, la Suisse en ressort totalement décomplexée, néanmoins structurée et disciplinée.
Pour mieux connaître notre chance, il faut rappeler ce qu'était la Nati dans cette même ville de Riga, en 2006, à une époque où une convocation n'était pas encore un privilège, mais un ordre de marche. Onze titulaires avaient déclaré forfait pour des motifs plus ou moins avouables, dont un qui enterrait sa grand-mère pour la troisième fois.
Ralph Krueger le premier a insinué l'idée que la Nati représentait une sorte d'absolu, un apogée. Il a même décrété que les places y seraient chères, alors qu'elles semblaient plutôt vacantes, et il a persuadé les joueurs suisses qu'ils étaient des gagnants, même quand ils perdaient.
Avant Krüger, avant Fischer, la Suisse a tout vécu; les épouses des joueurs acheminées par avion en plein Mondial, à Stockholm, le temps d'une sieste réparatrice (le baiser de la princesse pour réveiller la Suisse, déjà), un chef de presse bombardé coach assistant «parce qu'il est positif et raconte de bons witz», des serments d'allégeance sur la prairie du Grütli, l'obligation de chanter l'hymne national à tue-tête, sans chewing-gum, pour entrer en transe.
Aujourd'hui, l'équipe de Suisse n'a plus besoin de soirées fondues ni de siestes canailles. Elle gagne naturellement. Tout naturellement. Et Patrick Fischer promet que nous connaîtrons à nouveau notre chance, dès jeudi, contre la Slovaquie.