On retrouve Léa Deschaintres en fin de matinée, là où la danseuse de 29 ans s'apprête à livrer sa performance du jour. Une course d'une trentaine de kilomètres, entrecoupée de plusieurs chorégraphies, sous les yeux médusés ou admiratifs des gens de passage. Le tout se fera sur un tapis installé au coeur du centre commercial de La Praille, à Genève.
Ce 16 juillet, Léa entame le 15e jour de son grand défi. Elle compte déjà plus de 400 kilomètres dans les pattes. Malgré la fatigue, le sourire et l'envie d'en découdre sont toujours là.
Le but de cette performance improbable? Attirer l'attention sur le sport et la performance féminine, en plein Euro 2025, en alliant ses deux passions, la danse et la course à pied. Deux sports qui n'ont a priori rien à voir, mais qui nécessitent «la même discipline», nous explique la danseuse et chorégraphe à la tête de sa propre compagnie, SAN.TOOR, qu'elle a fondé avec son compagnon, en nouant ses lacets.
Comme plus on est de fous, plus on rit, on se prend au jeu: l'interview se fera en courant. Deux tapis de course nous attendent. Nous nous élançons.
Léa, ce n'est pas ton premier projet de ce genre. Peux-tu m'expliquer d'où t'es venue cette idée un peu folle de courir 800km sur tapis en 26 jours?
En effet! L'an dernier, pour les Jeux olympiques, j'avais parcouru la distance qui relie le Musée Olympique de Lausanne à Paris - soit 542 kilomètres, en 17 jours. J'avais envie de renouveler l'expérience, en la poussant encore plus loin. L’automne passé, nous avons donc répondu à un appel à projet du canton de Genève qui voulait mettre la culture à l’honneur à l'occasion de l'Euro de foot. Le but était de se délocaliser dans un lieu qui n’est pas culturel, comme un musée ou un théâtre. Denise Wenger (la chargée de la culture du canton) a alors suggéré d'organiser ça dans un centre commercial. Celui-ci étant tout près du stade, on a trouvé ça logique! On a contacté La Praille et ils étaient partants.
Courir au milieu d’un centre commercial, ça provoque un truc chez les gens. Genre: «Woh, elle ose se montrer de cette manière-là!»
Tu es Française, mais tu sembles entretenir un lien particulier avec la Suisse...
Oui! J'ai fais une partie de mes études ici: le Ballet junior de Genève pendant deux ans, puis une année au Marchepied à Lausanne. Ensuite, j’ai vécu à Annemasse pendant plusieurs années, donc j’étais tout près. Et la compagnie de danse que j’ai monté avec mon compagnon, Ilario, est implantée à Genève. Donc nous sommes là très souvent.
Avant d’être coureuse, tu es donc avant tout danseuse... Comment as-tu été initiée à la course à pied et quel est ton lien avec ce sport?
Je cours depuis tout petite, grâce à mes parents, qui sont de gros mordus. C’était le seul moment où j’avais l’impression d’être vraiment connectés à eux, dans la nature. La course a ce truc très particulier de fusionner les corps. Le même rythme, le même tempo, la même fatigue aussi. Courir avec eux a toujours été très libérateur. C'est une habitude que j’ai conservé dans ma routine en tant que danseuse, après mes études. Quand j’ai commencé ma formation, j’allais courir tous les matins. C’était ma façon à moi de me mettre dans ma journée, de m’ancrer. Tout se libère, les pensées se mettent en place.
En 2025, est-il nécessaire de pousser toujours plus loin la performance, pour attirer l'attention des médias ou sur les réseaux? Être dans la surenchère, faire plus de kilomètres, ajouter plus de difficultés?
Si j’ai augmenté de 200 kilomètres par rapport à l’an dernier, c’est parce qu’il fallait trouver une distance significative dans le cadre de l’Euro féminin. On a relié les villes hôtes et on a obtenu cette distance totale de 800 kilomètres. Pareil pour la durée du projet: 26 jours, ce qui correspond à la durée de la compétition. Mais c'est vrai: nous vivons dans une société où on nous demande toujours plus. Nous sommes conditionnés comme ça.
Tu n'as donc pas un peu l'impression de contribuer à ce phénomène?
Quand les gens me demandent ce que je gagne à ce défi ou si je vise un chrono, j'essaie d'expliquer que c'est pour le partage. Pour donner envie aux gens de courir. Par exemple, une maman est venue me voir l'autre jour et m'a dit que ses enfants avaient envie courir après avoir vue! C’est ça dont j'ai envie.
C’est ton kiff, la course sur tapis? Ou tu préfères généralement être en extérieur?
J’ai appris à aimer ça. A la base, comme tout le monde, je préfère évidemment être dans la nature. J’ai toutefois la sensation que plus je cours sur tapis, plus j’aime courir sur tapis. Tu es obligé de faire face à toi-même. J’aimais bien cette idée. Il y a pleins de moments où je suis dans mes pensées, je ressasse le passé, mes démons... Je trouve très intéressant que derrière la performance du corps, il y a surtout la tête.
Les passants sont invités à courir avec toi, sur le deuxième tapis installé à côté du tien. Tu as connu de mauvaises expériences avec les gens qui t’ont accompagnée?
(Rires) Oui oui, ça m’est arrivé! Des enfants ou des adultes qui ne veulent plus te lâcher. Le pire, c'est ceux qui viennent te faire la causette mais qui ne montent pas sur le tapis, donc tu perds un peu le côté attractif. Je suis obligée d’attendre qu'ils veuillent bien aller plus loin.
Ah oui, et le tapis ne te permet pas de prendre tes jambes à ton coup...
C'est sûr! Je n’avais pas non plus imaginé la difficulté d’être regardée et jugée sans arrêt. Un matin comme aujourd’hui, ça va, il n’y a pas trop de monde.
Tu as pourtant l’habitude d’avoir du public...
Ce n’est pas pareil, avec la danse. Il y a ce truc du quatrième mur. Quand tu es sur scène, tu ne vois pas le public. Et un spectacle, c’est moins long. Là, c’est vraiment tout le temps, pendant quatre ou cinq heures. Tu vois les réactions, les mouvements de bouche, les froncements de sourcils...
C'est vrai que ça fait très bizarre de courir au milieu d'un centre commercial! Les gens jouent-ils le jeu? Ils viennent courir à côté de toi?
Assez peu, en vérité. Il y a beaucoup d'enfants. Il y a aussi ceux qui n'ont pas forcément leurs affaires de sport avec eux et qui reviennent le lendemain. Je vois aussi pas mal de monde qui vient s'échauffer avec moi, avant de monter à la salle de fitness, juste au-dessus!
Tu cours donc la majorité du temps toute seule... Comment tu gères les regards d'autrui? Tu cloisonnes ou, au contraire, tu es très perméable à ton environnement?
Un peu des deux. Quand je sens que j'ai assez d’énergie, je suis très ouverte, je regarde ce qui se passe. D’autres fois, quand je me sens fatiguée, je me mets dans ma bulle. Je veux juste finir mes kilomètres et m'en aller.
Tu as été confrontée à des réaction négatives ou déplaisantes?
Non, ça va! Rien de bien méchant. Hier par exemple, un Monsieur s’est exclamé: ‘Elle a du temps à perdre pour faire ça’. Alors, on essaie de lui expliquer. C’est un peu dénigrant, mais c'est le jeu.
Y’a-t-il des journées où tu en as marre?
Oh, oui! De nouveau, c’est souvent en lien avec les gens. Quand j’enchaîne les performances de danse et qu’il y a peu de réactions ou que je me suis beaucoup donnée, il m’arrive de me demander pourquoi je suis en train de faire ça.
Quand tu en as ras-le-bol, est-ce qu'il te prend l'envie d’accélérer pour que ça passe plus vite?
En principe, je cours toujours entre 8 et 10 km/h. Il m’arrive de temps en temps de vouloir accélérer, mais je dois faire attention à ne pas puiser dans mes muscles. Je ne veux pas risquer de mettre en péril la suite.
Est-ce que tu avais beaucoup de doutes sur le fait que tu pourrais ne pas y arriver? De lâcher avant la fin du défi?
Mentalement, je savais d'avance que non. Le corps, en revanche, j’avais des appréhensions. Il reste encore plusieurs jours devant moi. Tout peut arriver donc, oui, ça me fait encore un peu peur. D’autant plus qu’avant de me lancer, j’avais déjà une grosse saison derrière moi. Mon corps a beaucoup encaissé et il était déjà bien entamé.
Des blessures?
Eh bien, trois semaines avant de commencer, je me suis foulée la cheville droite. C’était un message d’alerte de mon corps. «Fais gaffe, tu en fais trop!» Donc j’ai réduit drastiquement la course à pied pendant dix jours - ce qui m’a fait un peu peur. Mon coach de course à pied m'avait pourtant bien dit que j'étais surentraînée.
Pendant dix jours, je n’ai donc jamais aussi bien pris soin de mon corps. Massages, bains froids, glace... Et au final, j’ai repris la course quatre jours avant le défi. Et pour le moment, ça se passe super bien.
Est-ce qu'il t'arrive de t'ennuyer?
Pour le coup, je ne m'ennuie jamais! Soit je suis sollicitée, soit je danse, soit je suis dans mes pensées. Avec le tapis, tu te laisses plus facilement aller. D’autant qu’il n’y a pas de chrono imposé. Je peux atteindre les 800 kilomètres à mon rythme, comme je veux, contrairement aux compétions.
Aucun ennui, vraiment? Même pas lorsque tu as parcouru la distance d'un marathon, soit 42,195 kilomètres, sur le tapis, ce 15 juillet?
J'avais envisagé que ces 42 kilomètres allaient être très, très longs. Mais en fait, au fur et à mesure des kilomètres, alors qu’il n’en restait peut-être que cinq ou six, je me suis dit: ‘Oh, c’est presque déjà fini!’ Donc je l’ai vécu comme une journée presque lambda.
Tu as déjà participé à un «vrai» marathon?
J’ai couru mon premier marathon en octobre dernier, à Lausanne. Le bitume, c'est autre chose! J’ai trouvé ça très spécial. Ça a été beaucoup plus dur mentalement que mon défi de 542km sur tapis.
Plus récemment, j’ai couru les 10km d’Adidas à Paris. C'est marrant mais je n'avais jamais autant stressé pour une course. Je m’étais mis un temps en tête et je voulais absolument l’atteindre.
(Derrière nous, une dame âgée s’écrit: «Vous êtes magnifiques à voir, ça fait plaisir! Vous me donneriez presque envie de courir alors que je déteste ça!»)
Sinon, à quoi ressemble ta journée-type sur ce défi?
C'est très calibré. Je commence de courir à 11h, je prends une pause d’environ une heure à midi, puis je finis de courir autour de 17h30. La journée est entrecoupée par plusieurs performances de danse, toujours sur le tapis. Je ne descends que pour faire pipi! Puis, le soir, j’ai encore deux heures de montage vidéo qui m’attendent. J’avais envie de créer une trace sur les réseaux et de permettre aux gens de suivre cette aventure. J'essaie donc de caler un peu de montage avant le physio, à 19h, puis de finir après.
Tu as donc des journées sportivement très chargées... Est-ce que tu as mis sur place un protocole de récupération d'un jour à l'autre?
Sur le plan alimentaire, je me fais suivre par une diététicienne qui connait bien la course à pied. En termes de repas, grâce à la danse, j’avais déjà une très bonne alimentation. Mais étant donné que je brûle énormément sur un projet comme celui-ci, il a fallu revoir les quantités et les apports en glucides. C’est quelque chose que j'ai eu un peu du mal à mettre en place.
Pourquoi?
C'est à contre-courant du milieu de la danse, où l’on te conditionne à manger peu. Là, je dois manger toutes les heures pour recharger les stocks. Sinon, je suis suivie par un physiothérapeute. Et pour conserver de la mobilité, je fais du yoga tous les matins et des auto-massages.
Avec ça, tu arrives à ne pas être trop rétamée à la fin de la journée?
Oui. Mais comme je suis très active toute l’année avec les spectacles et la course à pied que je pratique quotidiennement, j’avais déjà des journées très conséquentes. Le plus fatiguant, c’est le contact constant avec les gens.
Et est-ce que tu t’octroies un plaisir quand tu arrives au bout?
Le seul moment où je lâche vraiment, c’est lorsque je prends mon repas le soir. Avec mon copain, on se pose devant la télé, on regarde un truc qui nous fait rire. Il m’est arrivé de prendre des bains, mais ça, c’est quand j’avais beaucoup d’avance sur le montage! (rires)
Et est-ce que tu suis l’Euro féminin?
Oui, bien sûr! Je trouve incroyable l’engouement que ça a pris cette année. Les gens qui se déplacent, les stades qui se remplissent... C’est de bon augure pour le sport féminin - et surtout, le foot, qui a beaucoup été discriminé par le passé. C’est le but de cette performance.
Je vais poser la question qui tue... Mais tu es pour quelle équipe?
La France, évidemment! (rires)
Quel est ton prochain projet, une fois celui-ci terminé?
D’abord, prendre des vacances! (rires) Après la performance à Lausanne de l'an dernier, on a tout de suite enchaîné avec une pièce qu’on a joué sur le perron de l’Hôtel de Ville à Paris pour les JO, en août. Puis j’ai continué la saison en dansant pour d’autres chorégraphes. C’était une grosse saison. Après mon congé, je danserai un solo sur scène, «Abysses». Un spectacle qui évoque toujours sur ces mêmes thèmes: le sport, le corps, le rapport à l’échec...
Et pendant ces vacances, tu penses courir un peu?(rires)
Arf! Je suis obligée d’arrêter au moins une semaine! L’an dernier, ça a été très compliqué de ne rien faire. C’est là que tu comprends que le sport est une addiction. Mais cette fois, je vais vraiment essayer de lever le pied quelques jours. Après, je prendrai plaisir à partir pour des petits footings. C’est important, de pouvoir prendre ses baskets, sans la montre, sans entraînement prédéfini. Je me réjouis de retrouver ça.
(«Performe mon corps» se déroule tous les jours au centre commercial de La Praille, à Lancy, jusqu'au 27 juillet, de 11h à 17h)