Grichting: «Je vis toujours avec les douleurs de mon agression en Turquie»
Ce dimanche, on commémorera les vingt ans du «match de la honte» à Istanbul. Le 16 novembre 2005, les joueurs et le staff de la Nati étaient agressés par leurs adversaires frustrés – et même par des membres de la sécurité – dans les couloirs des vestiaires du stade Sükrü Saracoglu. Dans ce barrage retour, les Suisses venaient de décrocher leur billet pour le Mondial 2006 aux dépens des Turcs (défaite 4-2 ce soir-là, victoire 2-0 à l'aller).
Principale victime de ces agressions: Stéphane Grichting. Le défenseur central – qui n'avait même pas joué – a reçu un coup de pied dans le bas du ventre. Diagnostic: rupture de l’urètre, perte de contrôle de la vessie, du sang partout. Le Valaisan a dû être hospitalisé d'urgence et immédiatement opéré. Même des années plus tard, il souffre encore des conséquences, comme il nous l'explique.
Vous portez quel regard sur ces jours passés en Turquie, en novembre 2005?
Stéphane Grichting: J’ai toujours eu conscience qu’un footballeur est exposé à des risques. Le football fait souffrir, on peut se casser une jambe, beaucoup de choses peuvent se produire. Mais ce qui s’est passé en Turquie a été difficile à accepter pour moi.
C'est-à-dire?
Quand il s’agissait de demander des sanctions, ou plus tard de faire recours contre la suspension de Beni Huggel, tout le monde était présent immédiatement. Mais pour les victimes? Personne. Je me suis senti abandonné.
Par l’ASF et la Fifa?
Oui. Aucun soutien. De personne. C’était clair: la victime, c’était «juste» Stéphane Grichting. Pas un Alex Frei, pas un Beni Huggel, pas une autre star. Bon, rien n’y changera désormais.
Mais vous êtes déçu?
Evidemment. Il ne s’est vraiment pas passé grand-chose. Quelques sanctions. Un recours. Sujet clos.
Du moment où nous avons posé le pied sur le sol turc jusqu’à notre départ, notre sécurité n’a jamais été garantie. Si quelqu’un avait voulu nous tuer avec un couteau, personne n’aurait pu l’empêcher.
Vous avez réussi à chasser les pensées liées à Istanbul?
Elles reviennent toujours, bien sûr. Jusqu’à un an après les événements, il m’arrivait de me réveiller en sursaut la nuit, et tout se rejouait dans ma tête. Avec le temps, j'ai réussi à oublier. L’être humain est malin avec ses souvenirs: tout ce qui est négatif est effacé, le positif prend le dessus. Ma carrière de footballeur n’est pas marquée par Istanbul. J’ai eu la chance de vivre tant de belles choses.
Mais oublier complètement…
… non, c’est difficile. Ma grande chance a été de pouvoir reprendre le football trois semaines après la rupture de l’urètre. J’avais retrouvé mon objectif: les matchs avec Auxerre.
Ils sont venus me chercher à l’aéroport, ils m’ont conduit directement à l’hôpital d’Auxerre. Et ensuite, j’ai toujours eu quelqu’un pour s’occuper de moi.
Vous avez encore des douleurs, 20 ans plus tard?
Oui, j’ai toujours des séquelles. Par exemple, des infections urinaires. Dès qu’il y a une friction au point où mon urètre avait été sectionné, il s’enflamme. Et je ressens aussi régulièrement des brûlures en urinant. Je m’y suis habitué. Là encore, le cerveau humain s’adapte, il régule la douleur.
Vous êtes retourné en Turquie depuis?
Non.
Le ferez-vous?
Certainement pas dans les 255 prochaines années (rires). Ne me comprenez pas de travers: je sais que je pourrais aller en Turquie à tout moment et qu’il ne m’arriverait rien. Ce qui s’est passé à l’époque a été provoqué par une minorité. Malgré tout, je n’ai pas besoin de raviver mes souvenirs.
Votre départ de la Nati ne s’est pas fait dans le calme. En juin 2011, vous quittez le groupe directement après un match en Angleterre, parce qu’Ottmar Hitzfeld vous a envoyé en tribune.
C’était moi. Direct et cohérent. Quand, après sept ans en équipe nationale, et toujours titulaire en Ligue 1, je dois aller en tribune alors que d’autres, qui ne jouent même pas dans leur club, sont préférés, je sais que c’est le moment de partir. Je suis allé dire au revoir à tout le monde dans le vestiaire. Adieu, merci, tschüss!
Vous avez reparlé de ça un jour avec Hitzfeld?
Non. Mais encore une fois, je ne me plains pas. J’ai vécu de très beaux moments avec la Nati. Deux Coupes du monde et un Euro. Avec deux moments forts particulièrement marquants. Grâce à mon unique but en équipe nationale contre la Grèce, nous avons décroché la qualification pour la Coupe du monde 2010.
Même si, malheureusement, cela n’a pas suffi ensuite pour atteindre les huitièmes de finale.
Le football vous a manqué après votre carrière?
Au début un peu. Les amis, l’atmosphère dans les stades, les voyages. Et bien sûr le vestiaire. En même temps, j’étais très heureux de ne plus devoir être absent tous les week-ends et de nombreuses soirées. Et après deux ans, j’ai soudain remarqué que quand il pleut et qu’il fait froid, je suis content de ne plus devoir être sur le terrain.
Vous n’avez jamais aimé le côté glamour du football. Mais vous vous êtes accordé un petit luxe: une Jaguar. Comment ça se fait?
C’était une opportunité en France, un petit plaisir que je me suis offert. Et puis la Jaguar coûtait 60 000 euros, pas 2,5 millions (rires). Le monde pailleté du football, ce n’était pas pour moi. Le football est aussi un miroir de la société. J’ai un exemple.
Allez-y!
Quand je suis arrivé à GC avec 500 matchs de Ligue 1 et de Super League dans les jambes, il y avait des gamins de 17 ans, sans la moindre minute de jeu, qui entraient au vestiaire, me tapaient dans la main: «Comment ça va, frère?». Ils mettaient de la musique à fond, il était 10h00 du matin mais il fallait de la musique pour se réveiller. La nouvelle génération est compliquée. Mais c’est partout dans la société.
Vous êtes devenu préparateur physique. Comment s'est faite cette reconversion?
Après ma retraite, j’ai reçu quelques offres pour rester dans le football. Mais je ne voulais pas devenir entraîneur. 19 ans dans ce milieu, c’est suffisant. Je voulais tout de même rester dans le sport. Je savais ce que je ne voulais pas: les assurances, les banques, être assis au bureau. Puis j’ai reçu un appel de Patrick Flaction. Il a fondé en 2016 l’entreprise «Elitment» et cherchait quelqu’un pour l’épauler. En 20 minutes, nous étions d’accord. Et voilà: depuis 2018, je travaille comme préparateur physique.
Vous suivez combien d'athlètes?
Ça a commencé avec trois, quatre, cinq. Tous dans le secteur junior. Parmi eux, le skieur Alexis Monney. Aujourd’hui, je sais que c’est vraiment mon métier, et je m’occupe désormais d’une vingtaine de sportives et sportifs.
Et votre expérience de footballeur, elle vous permet de leur amener quoi?
Pas mal de choses. J’ai vécu ces situations où, un jour, on entend: «Wow, Grichting, classe mondiale!», et une semaine plus tard: «Grichting, il ne vaut rien!» Partager ces expériences peut les aider.
El qu'est-ce qui change entre le ski et le foot?
La principale différence est la suivante: dans le football, l’argent entre très tôt en jeu. Aujourd’hui, si tu joues au FC Sion à 16 ou 17 ans et que tu es bon, tu gagnes 4 000 à 5 000 francs par mois. Si tu rejoins le cadre C de Swiss-Ski, tu dois payer 30 000 francs par an! Tu dois te demander sérieusement: comment vais-je tout financer? Un préparateur physique coûte cher. Et, dans les premières années, c’est un investissement pour l’avenir.
Vous êtes comment quand vous regardez les courses de ski à la TV?
Je suis toujours un peu tendu. Pour moi, ce n’est jamais seulement une question de chrono ou de classement.
Je préfère une dixième place plutôt qu’un athlète à moitié brisé dans les filets. Car éviter les blessures, c'est mon travail.
Adaptation en français: Yoann Graber
