Voilà le moment où la vie de Heinz Frei bascule. Lors de la reconnaissance d’un parcours de course de montagne, il glisse, dévale la pente – et ne se relèvera jamais. Aujourd’hui, 47 ans plus tard, le monde le connaît comme multiple champion olympique et du monde en course en fauteuil roulant. Mais avant d’en arriver là, il a dû se reconstruire pas à pas, au prix d’un long combat.
Au centre pour paraplégiques de Bâle, le verdict tombe: il est paraplégique. De 1,78 mètre debout, il passe à 1,30 mètre assis. «Ce n’est pas seulement mon corps qui était touché, mais aussi mon estime de moi. Je n’étais, au sens propre, plus à hauteur de regard avec mon entourage», confie-t-il à CH Media, le groupe auquel watson appartient. Les premières semaines, il les passe alité, apprenant la patience.
Après douze semaines, il rentre chez lui en fauteuil roulant. Soudain, tout est à réapprendre: enfiler un sous-vêtement, faire ses courses, gérer l’absence d’équilibre. «Quand j’ai voulu mettre mon caleçon, j’ai failli basculer sur le côté du lit. Et à force d’essayer, j'ai déchiré plusieurs sous-vêtements», raconte-t-il en souriant aujourd’hui.
Son tempérament de sportif lui permet de travailler avec ambition à ses objectifs et d’aborder avec courage la vie en fauteuil roulant. Il préfère se concentrer sur les aspects positifs et affirme que son caractère optimiste lui a sans doute été d’une aide décisive. Lors de ses premières explorations, lorsqu’il tombe sur une pente, il ne fait pas demi-tour: il cherche plutôt un détour plus doux.
La société n’attend pas. C'est aux personnes concernées de s’impliquer. «À l’époque, il n’y avait pas d’ascenseur où il suffisait d’appuyer sur un bouton pour se retrouver en haut. Il fallait avancer marche après marche.» La métaphore est parlante – l’infrastructure pour les personnes en fauteuil roulant s’est considérablement améliorée. Depuis le 1er janvier 2004, la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées est en vigueur en Suisse, afin de leur permettre de participer pleinement à la vie sociale.
Il se souvient pourtant à quel point tout aurait été difficile sans ses amis du club de gymnastique. Chaque soir, ils venaient le voir, l’«emmenaient dehors» et l’intégraient à la vie sociale. C’est là qu’il a compris l’importance de ce geste. Souvent, il était à deux doigts de ne pas ouvrir la porte, «parce que mon estime de moi me repliait dans ma coquille». Il lui fallait beaucoup de courage pour sortir et affronter les questions, parfois pénibles mais inévitables, sur son destin.
Heinz Frei n’est pas seul à avoir franchi ces premiers pas vers la vie sociale: beaucoup de personnes concernées peinent à se montrer à nouveau en société après leur retour à la maison. Comme l’explique Stefan Staubli, responsable de l’intégration sociale et professionnelle au Centre suisse des paraplégiques:
À cette étape, la question de l’égalité de regard est centrale, car elle touche à la reconnaissance. La considération et l’inclusion passent par des gestes concrets, comme installer des tables plus basses avec des chaises lors d’un apéritif debout, afin de créer un véritable espace de rencontre. Cela signifie aussi s’adresser directement à la personne en fauteuil roulant, plutôt que de parler à travers un éventuel accompagnant. Deux situations qu’il vit régulièrement.
Bien qu’Heinz Frei ait très tôt compris l’importance d’accepter l’aide, il préférait s’entraîner seul aux gestes du quotidien: «Au fond de moi, quelque chose se rebellait contre la dépendance, contre le fait de se faire servir. Mais je suis heureux que cette résistance ait existé, car elle m’a poussé à devenir autonome», confie-t-il. Dès que quelqu’un était présent, la personne avait le réflexe d’aider, ou de prendre les choses en main pour aller plus vite. Or, il ne voulait pas que s’installe en lui l’idée qu’il était incapable. Et il ne voulait pas non plus devenir un tyran dictant ses volontés à son entourage.
Qu’il soit tout sauf un tyran se reflète dans la manière dont il partage les tâches ménagères avec son épouse :
Même pour faire ses courses, il mise encore aujourd’hui sur l’autonomie: «Assis dans mon fauteuil, il me suffit d’avoir un panier sur les genoux pour le remplir. Si je n’atteins pas un article, je demande de l’aide. La disponibilité des gens est incroyable.»
Le sport, dit-il, a été son terrain d’expérimentation: un espace pour tester ses limites, gagner en condition physique et en qualité de vie. Là, il devait reléguer sa peur à l’arrière-plan pour progresser. C’est peut-être aussi dans le sport qu’on l’a le plus naturellement traité d’égal à égal.
Quatorze titres de champion du monde, 35 médailles olympiques, plus de cent victoires en marathon – Heinz Frei est désormais l’un des plus grands sportifs suisses.