Sport
Ski Alpin

La célébrité peut rendre les skieurs suisses paranos et grognons

Lara Gut, ski racer from Switzerland, speaks to journalists after a training session prior the World Alpine Ski Championships in Val d'Isere, France, Monday, February 2, 2009. The Alpine World Sk ...
Lara Gut à ses débuts, quand tout le monde était encore beau et gentil.Image: KEYSTONE

La célébrité peut rendre les skieurs suisses paranos et grognons

En devenant officiellement le meilleur skieur du monde, Marco Odermatt devient aussi le plus courtisé et observé. Une attention que certains de ses prédécesseurs ont très mal vécue.
16.03.2022, 18:1816.03.2022, 18:50
Plus de «Sport»

Au gré de son histoire, la nation alpine a produit de nombreux champions typés, chambreurs à la gueule de bois ou buveurs de lait taciturnes, dont on a pu penser un temps qu’ils transmettaient un message de suissitude (ce qu’on appelle le facteur identitaire). Vreni Schneider aimait le tricot, Paul Accola les pelleteuses, Didier Cuche l’Ovomaltine. Il ne manquait plus qu’on les déguise en fromage.

Ils l'ont fait

Image

Aujourd’hui, le ski suisse présente de tout autres profils, plus urbains et volubiles, dont on peut penser à tort qu’ils mettent le paquet pour prospérer (ce qu’on appelle le facteur de réussite) ou pour briller en société. Or le problème semble rester le même: certains champions vivent mal leur célébrité.

Devenu officiellement le meilleur skieur du monde, Marco Odermatt l’a confessé à Blick avec une pointe d’irascibilité naissante: «Tout le battage médiatique m’inquiète un peu. Maintenant aussi, mes proches sont de plus en plus sollicités. Je pense surtout à mon père qui, outre son métier d'ingénieur, passe une grande partie de son temps libre à traiter le courrier de mes fans. C'est épuisant. En plus d'une photo signée, beaucoup de gens demandent un dossard. Je voudrais donner un exemplaire à chacun mais malheureusement, je ne dépasse pas les 30 courses par saison.»

Winner Marco Odermatt of Switzerland celebrates with the Swiss Ski Team after the men's giant slalom race at the Alpine Skiing FIS Ski World Cup in Adelboden, Switzerland, Saturday, 8. January 20 ...
Marco Odermatt désormais seul au centre de l'attention.Image: KEYSTONE

Cet emballement n’est pas nouveau: le ski est le dernier bastion de notre aristocratie alpine, un fleuron de notre patrimoine affectif, et s’il a donné naissance à quelques grognards illustres, de Roland Collombin à Didier Cuche en passant par Peter Müller, tous n’ont pas su grandir dans cette affection débordante.

«La personnalité y est pour beaucoup, témoigne l’agent Ralph Krieger, qui a géré de nombreuses grandes carrières. Certains champions sont plus sensibles, plus inhibés ou plus secrets. Cuche, au début, était très susceptible, il avait pris quelques journalistes en grippe. Défago aussi, à une certaine époque. D'autres sont totalement indifférents à ce que l’on dit ou écrit sur eux.»

Didier Défago nous avait prévenu dès sa deuxième saison de Coupe du monde: «Il ne faut pas trop me marcher sur les pieds. Cela dit, j'ai appris à me contrôler. J'ai acquis un certain calme. Mon entraîneur m’a expliqué que je n'étais pas obligé de rentrer immédiatement dans le lard quand je recevais un reproche.»

Preuve qu’une attention énorme paraît moins envahissante à d’autres, Chantal Bournissen l’a presque oubliée. Vainqueur du globe de descente et championne du monde de combiné, la Valaisanne doit fouiller dans ses souvenirs pour retrouver un vieux morceau de bravoure. «Peut-être qu’après le titre mondial, il a fallu repousser des sollicitations, un peu quand même. Mais il y avait des skieuses bien plus en vue que moi, ça change énormément.» Pudique: «Je ne sais plus comment je l'ai vécu. Vous ne voulez pas demander à quelqu'un d'autre?»

Chantal Bournissen et «un peu de sollicitations».
Chantal Bournissen et «un peu de sollicitations».

Nous avons donc demandé à trois autres champions, tous rompus à l’exercice et réputés aimables, en laissant un message précis sur le thème de l’article. Preuve que le sujet est sensible, aucun n’a donné suite, malgré des appels répétés.

Un ancien membre du cadre national l’explique assez facilement, sous couvert d’anonymat:

«La plupart des skieurs suisses sont des paysans. Je le dis sans connotation péjorative: ils viennent de vallées ou de régions reculées. Ils ne sont pas préparés à la célébrité»

«On ne leur a tout simplement pas donné les mots, contrairement à certains coureurs français qui suivent des filières académiques. En plus, certains Suisses que j'ai côtoyés sont totalement instinctifs. C’est une erreur de penser qu’ils peuvent intellectualiser le ski et accueillir sereinement des questions sur tous les sujets.»

Lara Gut, la fuite en arrière

Lara Gut-Behrami est de ces chrysalides que la célébrité a grillées, petit papillon heureux de voler de ses propres ailes, brûlé trop vite à la lumière des projecteurs. «Lara est un personnage multifacette, nuance Ralph Krieger. Je rappelle qu’elle a fêté sa première médaille olympique en faisant la tête et en pleurant. Mais avec Lara, il faut toujours situer le contexte. Elle a débarqué sur la Coupe du monde à 16 ans, en étant probablement un peu candide et harcelée.»

«Elle parlait quatre langues, elle gagnait et elle était jolie. Tout le monde la voulait à sa table ou à son micro»

«Peut-être qu’elle a été trop généreuse et qu’elle a été déçue. Mais elle a fini par décevoir elle aussi. Quand elle passait tout droit devant la presse après un mauvais résultat, pardon, mais ce n’était pas professionnel. A un certain moment, Lara a un peu pris les gens de haut.»

Image

Nous en avions longuement parlé avec elle en décembre 2016, après avoir été mis en relation, et surtout en confiance, par son conseiller personnel. Nous avions découvert une femme ouverte, drôle, extrêmement vive et réfléchie. Mais salement écorchée, dès qu'il fallait sortir des pistes.

Extrait de l'entretien

«Cette attention autour de moi est arrivée brusquement. C’était un choc: je n’y étais pas du tout préparée. Moi, je pensais naïvement que skieuse de compétition, c’était enchaîner des courses. Pas donner des interviews, faire des photos, rencontrer des sponsors. Au bout du compte, je n’ai presque plus eu le temps de skier. Mes deux seules minutes de liberté, c’était pendant la course. Le reste du temps, c’était de la com’. C’était avoir une opinion sur le monde; et aussi le monde qui avait une opinion sur moi…»
Publié dans Le Matin Dimanche du 17 décembre 2016

Lara Gut-Behrami dit avoir eu la sensation de ne plus s’appartenir. Aujourd’hui, elle n’accorde pratiquement aucune interview individuelle et a désactivé tous ses comptes sur les réseaux sociaux. Avec le recul, elle prétend avoir tiré une force de la détestation générale, la force de mieux rebondir, selon les ressorts classiques du «seul contre tous».

«J’ai remporté ma première course après une cabale d’une semaine dans Blick. J’en ai gagné une autre au lendemain de ma suspension par Swiss Ski (ndlr: en raison de ses critiques à l’encontre d’un coach). Vous vous rendez compte? Je suis devenue la première skieuse de l’histoire suspendue par la fédération (éclat de rire)

Lara Gut-Behrami est aussi de ces athlètes qui ont privilégié les structures privées, au risque d'accentuer l'isolement et «d’ajouter une grosse pression supplémentaire», selon Ralph Krieger. «Je l’ai vécu avec Tina Maze», explique le patron de «GPS Performance», qui a longtemps accompagné la double championne olympique et vainqueur du grand globe. «Tina assumait seule la responsabilité, non seulement de ses résultats, mais de sa carrière. Elle avait une PME à faire tourner. Elle répondait de l'organisation, la planification, les salaires; tout. Au bout de sept ans, ça l’a grillée. Elle était au bout du rouleau. Or avec la fatigue, on devient moins aimable et disponible.»

Postures de durs à cuire

Au plus fort de ses crises institutionnelles, le ski suisse a basculé dans des entre-soi de taiseux paranoïaques, où certains voyaient un piège derrière chaque question (c’est bien pour ça qu’on les évite) et chaque piquet (c’est bien pour ça qu’on les boxe). L’exercice de l'interview oscillait en équilibre précaire entre amer et montagne, entre ceux qui appuyaient sur le ski intérieur (les réponses types) et ceux qui se soulageaient de la pression extérieure (les déclarations fracassantes), entre ceux qui ne mâchaient pas leurs mots et ceux qui ruminaient leur colère.

Ce n’était pas sans quelque posture de dur à cuire, un zeste de rudesse alpine que Roland Collombin revendique presque aujourd’hui: «Quand tu te mets à douter, tu penses au matériel, aux souliers, à la glisse, aux sensations. Tu réfléchis à des tas de problèmes. Mais le problème, en réalité, c’est toi. Pour ma part, j’évitais de me prendre la tête avec ces conneries.» Didier Défago le disait avec ses maux:

«Dans ce sport, un peu d'égoïsme et de rudesse ne sont pas inutiles. Je joue un peu les durs mais, en fait, j'ai mes faiblesses comme tout le monde»

Didier Cuche, surtout, pouvait prendre un coup de fil comme une attaque personnelle et un «ça va?» comme une recherche de sensationnalisme. Il pouvait esquiver les questions en scrutant les nuages ou en ruminant du chocolat. Il pouvait envier la popularité des hockeyeurs tout en sabordant la sienne. Mais Cuche pouvait aussi se montrer extrêmement prévenant. «C’est le seul athlète qui m’ait demandé si je n’avais pas froid et si je ne voulais pas poursuivre la discussion à l’intérieur», rapporte un ancien journaliste de 20 Minutes. Et Cuche portait aussi le ski suisse sur ses épaules, presque tout le ski suisse, et c’en devenait pesant, à la longue.

Switzerland's Didier Cuche stands on the podium after winning an alpine ski, men's World Cup super-G race in Kvitfjell, Norway, Sunday, March 13, 2011. (AP Photo/Alessandro Trovati)
Didier Cuche, la fleur au fusil.Image: AP

«Certains skieurs ont caché leur timidité ou leur stress derrière une virilité surjouée, une attitude un peu cassante», corrobore Ralph Krieger, sans citer de noms. Et de plaider: «Le ski reste le sport le plus suivi en Suisse, si l’on en croit les audiences télé. Il faudrait mieux préparer les athlètes à la notoriété. Aujourd’hui, la fédération leur donne un enseignement technique sur les pièges à éviter ou les réponses types à utiliser en cas de problème (ndlr: la fameuse faute de ski intérieur sur cette neige agressive). Le service de communication organise un cours de sensibilisation une fois par an. Mais ces conseils ne représentent que 30% du bagage nécessaire.»

Une nature à préserver

Marco Odermatt saura-t-il se faire comprendre et apprécier à la pleine mesure de ses talents indicibles? «Il a une gueule sympathique, il se donne la peine de parler français, autre bon point. Le problème, c'est qu’il n'a pas d'aura et il n'en peut rien, le pauvre», expliquait Marc Biver à watson il y a pile un an. Pour l’ancien faiseur de stars (Zurbriggen, Rominger, Dufaux), «toute la question est: quelle perception je veux donner de moi-même à long terme? Construire une image crédible, je dirais même conforme, est un processus complexe, qui requiert un gros effort de cohérence.»

Ralph Krieger part du même principe: «A mes athlètes, je conseille toujours de rester naturel. Et j’ai l’impression que Marco Odermatt le restera. Il est clair qu’en étant suisse allemand, il sera beaucoup plus sollicité encore que Lara Gut-Behrami. Mais je le trouve assez cool avec les médias. J’ai l’impression qu’il vivra tout «ça» assez bien; même si «ça» ne fait que commencer…»

1 Commentaire
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
1
«Le gardien de Davos est entré dans la tête des Lausannois»
Sandro Aeschlimann dégoûte les attaquants du LHC depuis cinq matchs. L'acte VI est prévu ce mercredi et c'est celui de la dernière chance pour les Vaudois. Doivent-ils changer leur manière de jouer?

Depuis le début du quart de finale des play-offs entre Lausanne et Davos, le scénario est toujours le même: les Vaudois s'épuisent en multipliant les shoots en direction d'un Sandro Aeschlimann exceptionnel, tandis que les Grisons opèrent en contre de façon redoutable. Résultat: le LHC est mené 3-2 dans la série par un adversaire bien moins fort que lui. Toute la question, à l'aube du 6e acte ce mercredi (20h), est de savoir si Lausanne doit continuer à jouer de la même manière s'il veut avoir une chance de se qualifier pour les demi-finales.

L’article