Erling Haaland est tout simplement paranormal cette saison. L'avant-centre de Manchester City a enquillé 15 buts en dix matchs de Premier League. En Ligue des champions, il totalise cinq buts en trois journées. Le psychologue du foot norvégien Geir Jordet suit son compatriote depuis des années. Pour lui, aucun doute: Haaland possède des ressources mentales et cognitives hors du commun.
Le meilleur avant-centre du monde vient de Norvège, un pays de cinq millions d'habitants. Comment avez-vous fait?
GEIR JORDET: C'est une bonne question, on pourrait en parler pendant des heures. Même en Norvège, on n'est pas d'accord sur les explications. C'est drôle: il y a cinq ans, un journaliste m'a demandé si le prochain Messi pourrait être norvégien.
Vous voyez Haaland comme le successeur de Messi?
Je ne dis pas qu'il sera le prochain Messi, mais je sais que personne en Norvège ne pensait produire un tel footballeur. On croyait, moi y compris, qu'on n'avait pas la mentalité pour cela et que le pays était trop petit.
Et pourtant c'est arrivé. Pourquoi?
Il a également grandi dans un petit club qui travaille de manière assez spéciale: les entraîneurs y sont de très bons formateurs tout en accordant beaucoup d'importance au jeu libre, à l'épanouissement personnel. Il y a peu de structures, tout doit se développer naturellement, et ça a porté ses fruits: le groupe dans lequel s'entraînait Haaland a permis à d'autres gamins de devenir professionnels et d'intégrer des équipes nationales de jeunes, hommes et femmes.
L'«écosystème» est une chose, les gènes en sont une autre. Mais il faut aussi de la chance, non?
Bien sûr, c'est indispensable. Mais c'est vrai que le football norvégien a opéré des changements importants. Il y a dix ou douze ans, on était très mauvais. On a beaucoup investi dans la formation des entraîneurs, on a mené des études, on a regardé dans d'autres pays, y compris en Suisse. Les joueurs qui portent aujourd'hui notre équipe nationale, Erling Haaland ou Martin Ødegaard d'Arsenal, sont le résultat de ces nouvelles structures.
Haaland est un phénomène: grand, fort, rapide et bon finisseur. Mais vous semblez préférer une autre de ses qualités.
Oui, c'est une qualité que j'étudie depuis de nombreuses années. Bien sûr, Haaland marque des buts grâce à son physique et sa technique, mais aussi en grande partie grâce à la prise de décision. Il est un excellent collecteur d'informations. J'utilise le terme de «scanning».
C'est-à-dire?
Sur le terrain, il s'agit d'évaluer rapidement la situation (où est le ballon, où je suis, où sont les adversaires) et de se positionner en conséquence. Pour cela, le joueur doit aller à l'encontre de son instinct, c'est à dire qu'il ne doit pas regarder uniquement le ballon. La plupart des joueurs, même au plus haut niveau, sont focalisés sur eux-mêmes et trop peu sur leur environnement.
C'est aussi le cas de Haaland, non?
Bien sûr, mais moins que chez les autres. On a remarqué dès son plus jeune âge qu'il était très intéressé par ce qui se passe autour de lui.
Conséquence: il a une longueur d'avance sur la collecte d'informations et se positionne idéalement. Il est au bon endroit au bon moment. Et il y a but.
Insinuez-vous que l'on accorde trop d'attention à la technique et à la vitesse?
Je reformulerais la chose d'une autre façon: les aspects techniques ou physiques sont visibles au premier coup d'œil, donc tout le monde y accorde de l'attention. Pour les aspects cognitifs, il faut y regarder de plus près. Il ne faut pas se focaliser sur le ballon, mais uniquement sur le joueur. Si l'on suit Haaland sans relâche, on voit que toute la magie opère avant que la balle n'arrive à lui. Plus on sait ce qui se passe autour de soi, plus il est facile de prendre une décision. Ce sens de l'observation, c'est le scanning. Haaland est un maître en la matière.
Vous travaillez depuis 25 ans sur la psychologie dans le football. Quelle est l'importance du mental pour les joueurs, dans leur traitement des informations et la gestion émotionnelle?
Elle est énorme. Je le dis en tant que psychologue du football, mais c'est aussi ce que répondraient la plupart des acteurs de ce sport. C'est même probablement l'outil le plus important, parce que c'est lui qui détermine à la fin si un footballeur devient très bon ou simplement correct.
Vous avez dit que tous ces aspects mentaux étaient connus dans le foot, mais est-ce qu'on les travaille suffisamment?
Le problème n'est pas de sous-estimer l'importance du mental dans le football, mais de savoir l'analyser, l'entraîner. Petit à petit, les outils s'améliorent et des spécialistes les prennent en main. Il y a eu une sorte d'explosion ces dernières années.
Aujourd'hui, tout jeune footballeur avec du talent entre dans une académie, possède une excellente condition physique et une excellente formation technique. Le mental est-il la dernière marge de progression exploitable?
Oui, mais il faut faire attention à ne pas trop simplifier les choses. On a vite fait de dire que le potentiel du mental est immense. Le problème est de savoir exploiter ce potentiel. Sur le principe, celui qui investit beaucoup de temps dans la partie mentale obtient plus d'avantages que celui qui investit le même temps dans la partie technique ou physique. Tout simplement parce que le mental est encore majoritairement sous-exploité.
Par rapport au scanning plus spécifiquement, comment l'améliorer?
Le travail le plus important se fait toujours sur le terrain d'entraînement, avec des exercices ciblés. Les deux meilleurs joueurs norvégiens, Haaland et Ødegaard, l'ont exercé dès leur plus jeune âge. Ils en profitent encore aujourd'hui. Désormais, il existe aussi des outils technologiques pour stimuler les capacités cognitives, et certains clubs y ont recours.
On a beaucoup parlé de Haaland, mais vous avez également analysé les capacités de scanning d'autres footballeurs.
Parmi les 250 joueurs que nous avons observés pendant 90 minutes, les milieux de terrain atteignent les valeurs les plus élevées. Concrètement, on compte combien de fois un footballeur regarde autour de lui, c'est-à-dire loin de l'action, pendant les dix secondes qui précèdent l'arrivée du ballon.
Qui a obtenu le score le plus élevé?
Xavi, l'ex-milieu de terrain espagnol et actuel entraîneur de Barcelone. Avec lui, on a mesuré une valeur de huit scans sur un match entier, avant chaque contact avec le ballon. C'est beaucoup. A titre de comparaison, un attaquant comme Haaland obtient des valeurs maximales de quatre à six scans.
Je pense d'ailleurs que des valeurs comme celles de Xavi deviennent plus fréquentes, parce que les jeunes footballeurs sont aujourd'hui davantage sensibilisés à cet aspect pendant leur formation.
Vous travaillez aussi individuellement avec des sportifs. Des noms?
C'est mon secret. (Il sourit)
Pour conclure, dites-nous au moins ce qui distingue les tout meilleurs footballeurs des autres.
C'est une grande question avec de nombreuses réponses! Beaucoup des meilleurs joueurs sont certainement plus motivés que les autres, dans le sens où ils ont une énergie, une motivation, qui les pousse à s'entraîner plus, à faire plus, à se sacrifier davantage. Cristiano Ronaldo est un bon exemple. Mais je reviens aussi à Haaland: il est également très rigoureux. Il distille même son eau avant de la boire pour qu'elle soit totalement pure. Tout faire, absolument tout faire pour réussir, c'est la clé.
Adaptation en français: Yoann Graber